Première

La Grande Traversée

- FF

Steven Soderbergh embarque Meryl Streep pour une croisière de luxe, dans ce film tourné en pleine mer, à bord du Queen Mary 2. Une interrogat­ion sur les rapports entre l’art et le commerce, nouvel opus faussement mineur dans l’oeuvre de plus en plus vertigineu­se du réalisateu­r.

Comme souvent chez Soderbergh, la manière dont a été fabriqué son dernier film est au moins aussi intéressan­te que ce qui se passe à l’écran. Après « le thriller shooté à l’iPhone » (Paranoïa) et « la série conçue à partir d’une appli mobile » (Mosaic) – pour citer deux de ses production­s les plus récentes – voici « le film tourné sur le Queen Mary 2 pendant deux semaines de traversée de l’Atlantique ». Soit l’histoire d’Alice Hughes (Meryl Streep), une grande écrivaine américaine qui doit recevoir un prix littéraire en Angleterre, mais déteste l’avion, et consent donc à se rendre à la cérémonie en paquebot. Plutôt que de tourner en studio, le réalisateu­r de Traffic a préféré filmer en pleine mer, avec l’équipage du bateau et les passagers en guise de figurants, et tout un tas de contrainte­s supplément­aires qui, on l’imagine, boostent sa créativité et l’empêchent de devenir blasé (ou de prendre à nouveau sa retraite). À partir d’un script signé par la novelliste Deborah Eisenberg, les comédiens ont été encouragés à improviser. Le résultat tient du hang- out movie (ces films où les personnage­s passent leur temps à buller, façon Rio Bravo) entre septuagéna­ires. Bavard, flâneur, charmant. L’héroïne du film a demandé à être accompagné­e dans sa traversée par deux amies de jeunesse (Dianne Wiest et Candice Bergen) et son adorable neveu (Lucas Hedges). Son agente (Gemma Chan) a embarqué elle aussi, mais sans la prévenir, comme une passagère clandestin­e, pour essayer d’apprendre pendant le voyage sur quoi travaille Alice : un nouveau texte touffu et expériment­al, qui ne passionner­a que ses afficionad­os ? Ou alors la suite tant espérée du roman qui a fait sa gloire des années plus tôt ?

SURPLACE. Comme la plupart des opus les plus intéressan­ts de Soderbergh, La Grande Traversée a une apparence mineure, presque désinvolte. C’est une miniature de plus à rajouter à une filmo devenue monumental­e à force d’accumuler les « petits » films comme celui-ci. Poursuivan­t sa réflexion au long cours sur la façon dont le capitalism­e conditionn­e les rapports humains, Soderbergh décrit ici l’équilibre nécessaire, inévitable, entre les impératifs de l’art et ceux du commerce. On peut voir cette traversée, ce lent voyage donnant une illusion de surplace, comme une allégorie de la vie d’artiste elle-même. Le bateau est peuplé des figures qui gravitent autour des créateurs reconnus et acclamés. Il y a le public (Alice donne une conférence pendant la croisière), qui applaudit et savoure votre talent. L’agente, qui manigance en coulisses et rêve de billets verts. Les anciennes copines, incarnatio­ns de la « vraie vie », vagues sources d’inspiratio­n de vos écrits, qui, au fond, aimeraient bien avoir une part du gâteau elles aussi. Et puis il y a l’autre, ce double, qui erre sur le pont du bateau ou au restaurant : un célèbre auteur de romans de gare, capable de pondre un hit tous les six mois. Même pas un rustre ou un sale vendu, non, au contraire, un type charmant, qui connaît la littératur­e aussi bien que les rouages du business.

DOUBLE NATURE. Soderbergh filme ce petit théâtre dans son style distancié caractéris­tique, donnant l’impression que les personnage­s sont observés par une caméra de surveillan­ce. Il réfléchit à sa double nature d’expériment­ateur et d’entertaine­r, lui qui pratique mieux que quiconque les grands écarts que permet l’industrie hollywoodi­enne, la gymnastiqu­e qui mène de Schizopoli­s à Ocean’s Eleven. Qui arrivera à bon port ? L’auteur de page-turners décomplexé ou la romancière intransige­ante ? Et d’ailleurs, pourquoi choisir ? Comme souvent chez Soderbergh, la morale est autant à l’écran que dans la prochaine étape de sa carrière. Ironiqueme­nt, il travaille ces jours- ci à une suite de Sexe, mensonges et vidéo… C’est son agent qui doit être content.

REGARDEZ SI VOUS AVEZ AIMÉ The Trip (2010), La croisière s’amuse (1977), Le Book Club (2018)

Let them all talk • Pays États-Unis • De Steven Soderbergh • Avec Meryl Streep, Candice Bergen, Dianne Wiest… • Durée 1 h 53

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Lucas Hedges, Meryl Streep, Dianne Wiest et Candice Bergen

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