LE BOND NE SUFFIT PLUS
Pour assurer sa propre survie, 007 s’est toujours baladé sur une ligne de crête, où il serait à la fois le prescripteur de tendance et le papier buvard de son temps. L’ère Daniel Craig n’a pas échappé à ce numéro d’équilibriste. Petit inventaire des quinz
UN MONDE « REBOOT »
Après le 11-Septembre, le Bond frimeur et décontracté de Brosnan appartient désormais à un autre temps. Pour ne pas se faire ringardiser par le Yankee Jason Bourne, qui a tout compris à son époque inquiète, la production va s’imposer un choix radical : tout oublier et tout recommencer. Pour cela, elle possède deux atouts de choix : le roman Casino Royale, c’estàla première aventure de 007 écrite par Ian Fleming. Et Martin Campbell, l’homme qui avait déjà su réinventer Bond, dix ans plus tôt avec GoldenEye. Au fil des films et des metteurs en scène, la mythologie de double zéro va se mettre tout doucement en place, et prendra même le temps d’explorer son passé familial. Ça tombe bien, c’est pile la période où le public va se découvrir une passion folle, et durable, pour les origin stories des grands mythes pop (de La Planète des singes à Joker en passant par Prometheus). On veut désormais voir des héros et des méchants renaître devant nos yeux. Et ce désir massif, c’est Bond qui aura été le premier à l’incarner.
UN MONDE « SÉRIES TÉLÉ »
Le carton fulgurant de Casino Royale a pris tout le monde de court. Comment enchaîner après ça ? Eh bien, tout simplement en commençant le film d’après, pied au plancher et environ dix minutes plus tard ! Quantum of Solace faisait basculer Bond dans une logique de série télé, à une époque, 2008, où elles devenaient la boussole majeure de l’industrie du divertissement. D’ailleurs, six mois plus tôt, Hollywood célébrait, avec la sortie d’Iron Man, la naissance du Marvel Cinematic Universe, et l’idée que désormais un blockbuster serait avant tout un feuilleton. L’ère Craig allait donc être tapissée d’« arcs narratifs » (comme on apprenait à le dire) qui allaient s’étaler, avec plus ou moins d’évidence et d’intérêt, sur plusieurs films. La promesse : faire converger tout ça au moment de la dernière mission de l’acteur. On avait cru comprendre que ce grand feu d’artifice final serait la raison d’être de 007 Spectre. Ce sera finalement celle de Mourir peut attendre.
UN MONDE NOLANISÉ
Si l’on se met à parler d’origin stories et de superhéros, alors on doit évoquer le cas Batman begins, sorti un an avant Casino Royale, et qui avait un cahier des charges à peu près similaire au nouveau Bond (11/09, reboot, feuilleton, pas là pour rigoler). Le résultat était d’ailleurs à peu près équivalent (super réinvention du mythe, blockbuster adulte et compétent). On appelle ça un microclimat industriel. En revanche, s’il faut évoquer Skyfall, alors il n’y a plus aucun doute : c’est un pompage éhonté de la tonalité et des mécaniques « Dark Knight » (pulsion de chaos, introspection dans le noir, trauma psy, emphase partout, et vraiment pas là pour rigoler) mises en place par Nolan quatre ans plus tôt – au moment où Bond frôlait la sortie de route avec Quantum. Sans sourciller, 007 Spectre perpétuera exactement la formule. Même pas vexé, Nolan décidera de son côté de mettre en branle son petit Bond personnel avec Tenet.
UN MONDE « #METOO »
Lorsque l’affaire Weinstein éclate, 007 Spectre est déjà sorti depuis plus de deux ans, un nouveau script est en cours de développement, Danny Boyle n’a pas encore été viré et Cary Fukunaga est un horizon lointain. Mourir peut attendre n’aura même pas le choix : il sera le premier Bond à commenter le machisme chevillé au corps de son héros, et devra prendre le temps d’étudier méticuleusement son rapport totalement pathologique aux femmes. Le sujet était jusque-là complètement absent de l’ère Craig, une période pourtant obsédée par son rapport au contemporain. Il y a bien eu auscultation précise sur les liens qui unissaient Bond à M (Judy Dench), notamment dans Skyfall, mais il ne s’agissait que de sa mommy de substitution, pas d’une amourette sur peau de bête. Aujourd’hui, la manière dont personne n’a voulu se confronter à cette question, pourtant centrale dans la mythologie, rend les films déjà un peu datés. À ce sujet, une inexplicable occasion manquée : à la fin de Casino Royale, 007 est posé comme un romantique à jamais meurtri par le suicide de Vesper Lynd, entre les lignes, cela promet une remise en question en profondeur du chapitre « désir ». Dès l’épisode suivant, 007 a beau être un peu tristoune, il se remet très vite à consommer les filles sublimes comme s’il s’agissait de vodkas-martinis. Pour une fois, Bond aurait-il eu la trouille d’aller se frotter à son époque ?
MOURIR P EUT A T TENDRE
De Cary Joji Fukunaga • Avec Daniel Craig, Rami Malek, Léa Seydoux… • Durée 2 h 43 • Sortie 6 octobre