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Hommage à Jean-Paul Belmondo
En 75 films et plus d’un demi-siècle de carrière, le héros d’À bout de souffle et du Magnifique est parvenu à concilier la figure héroïque de la star et celle du copain idéal, la « coolitude » d’un acteur à l’américaine et l’art de vivre à la française. Histoire d’une icône nationale, entre cinéma d’auteur et films populaires.
« DÉJÀ, POUR LES COPAINS, C’ÉTAIT UNE VEDETTE. IL N’ÉTAIT PAS COMME LES AUTRES. » GUY BEDOS
Et si la Nouvelle Vague était née avec lui, quelques années avant que Chabrol, Truffaut et Godard en fassent leur étendard ? Jean-Paul Belmondo a vu le jour plusieurs fois. En mars 1960 lorsqu’À bout de souffle envahit les écrans et le sacre idole instantanée des Français et du cinéma. Le 9 avril 1933, pour l’état civil, quand le second fils de Paul Belmondo et de Madeleine Rainaud-Richard ouvre les yeux sur le monde, à Neuilly-surSeine. Mais aussi quelque part entre les deux, au début des années 50, sur les bancs du Conservatoire lorsque, apprenti comédien entouré d’une bande d’amis tout aussi talentueux, « Bébel » défie les vieilles barbes du théâtre en ruant dans les brancards. Avant d’être une révolution à lui seul, Jean-Paul Belmondo fut une nature affectueuse mais indomptable. Bon sang ne sachant mentir, il est issu d’une lignée d’artistes. Son père, d’origine piémontaise et sicilienne, né dans la banlieue d’Alger, est un sculpteur classique et délicat, qui reçoit de nombreuses commandes d’État. Quant à sa mère, elle fut étudiante en peinture aux Beaux-Arts. « J’ai grandi dans l’amour et la gaieté », se plaira à raconter l’acteur, justifiant ainsi son aptitude au bonheur. Avec son aîné de deux ans, Alain, puis, plus tard, sa petite soeur Muriel, il n’apprécie rien tant que de traîner, avenue Denfert-Rochereau, dans l’atelier de Paul. Non pour y poser, ce qu’il regrettera, mais afin de le voir travailler la glaise et contempler les femmes dénudées s’offrant à son inspiration. « J’ai plus appris là, avouera-t-il, que pendant toutes mes années d’école. » L’Occupation voit les Belmondo se réfugier à Clairefontaine. Tandis que Madeleine aide des juifs à se soustraire aux rafles, Paul entretient de bonnes relations avec le sculpteur du Reich, Arno Breker, et effectue le voyage des artistes à Berlin, ce qui lui sera reproché en 1944. Ayant réintégré, après-guerre, l’appartement familial du 14e arrondissement, Jean-Paul commence à s’interroger sur son avenir. Élève moyen, c’est un passionné de sport. Boxeur à l’Avia- Club, il songe à passer pro, fait huit combats, en gagne quatre, avant de réaliser qu’il n’a pas la rage des gosses de la rue, malgré son nez cassé lors d’une bagarre de collégiens. Sans amertume, Belmondo renonce et annonce à ses parents qu’il désire devenir comédien. Un souhait qui ne surprend personne. Éduqué par une mère qui, très tôt, l’emmène à la Comédie-Française, admirateur de Jules Berry et de Michel Simon, l’adolescent ne cesse de « cabotiner ». À Clairefontaine, où il monte sur une scène ; en vacances à Piriac-sur-Mer, en Bretagne, où il incarne des personnages faisant des blagues aux touristes ; devant ses camarades de classe, son premier public. Un test auprès du comédien André Brunot, ami de son père, se solde pourtant par une rebuffade sans appel : « Retourne d’où tu viens. Tu es nul ! », lui lance l’homme de théâtre, auquel il vient de réciter platement une fable de La Fontaine. Après avoir versé quelques larmes, Jean-Paul se ressaisit et, décidé à justifier sa vocation, commence à s’intéresser aux grands textes, avant de s’inscrire aux cours de Raymond Girard. Là, il a la joie de se découvrir un emploi. « Grâce à mon professeur, précisera-t-il, car quand je suis arrivé chez lui, je voulais jouer la tragédie, et Girard a eu l’habileté de m’orienter vers la comédie. »
De Pepel à Bébel
Prêt à toutes les expériences, Jean-Paul débute en prince charmant de La Belle au bois dormant, dans une tournée des hôpitaux et des maisons de retraite, puis rencontre, à l’été 1951, un élève de l’école de la rue Blanche du nom de Guy Bedos, avec lequel il se produit dans de petites villes pyrénéennes pour une comédie, Mon ami le cambrioleur. Fauchés, les deux complices arrondissent leur maigre pécule en reprenant des sketches de Pierre Dac et de Francis Blanche à la terrasse des cafés. Après un mois d’un tel régime, la rigolade a assez duré. Décidé à tenter le concours du Conservatoire d’art dramatique, Belmondo échoue, dans un premier temps, à devenir élève. Reçu comme auditeur libre, il ronge son frein et retente sa chance à deux reprises l’année suivante. La troisième fois est la bonne. Désormais membre de la prestigieuse institution, Jean-Paul gagne un surnom. Le voyant régulièrement porter le même pull-over un peu usé, ses camarades lui attribuent le sobriquet de Pepel, du nom du personnage de clochard interprété par Jean Gabin dans Les Bas-Fonds de Renoir. Avec le temps, Pepel devient Bébel. Lequel se fait aussi une réputation. Celle d’un étudiant dont le jeu, décontracté et moderne, l’incite à revisiter les classiques du répertoire à la manière de pièces contemporaines. Cette absence d’apprêt, contrevenant aux règles en vigueur, lui vaut la faveur de ses condisciples. « Déjà, pour les copains, c’était une vedette, se souviendra Bedos. Il n’était pas comme les autres : plus dingue, plus insolent, un grand flandrin maigre, qui jouait les comiques, les ahuris. » Ce qui, à court terme, ne le sert pas. Belmondo se retrouve ainsi, avec des amis dont Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle, dans la classe de Pierre Dux à jouer, un peu trop souvent, les valets de comédie. « C’était deux mondes qui s’affrontaient, se rappellera Rochefort. D’un côté, Jean-Paul avec son indolence, sa complète contemporanéité, et, de l’autre, Pierre Dux qui tenait par- dessus tout au classicisme dans sa convention et sa sclérose. Jean-Paul emmagasinait des sensations, des émotions, mais il était comme moi, en ce sens que nous pouvions vivre un mois ou deux sur une même scène que nous avions apprise par coeur. Ce qui nous faisait
« C’EST LE MICHEL SIMON ET LE JULES BERRY DE DEMAIN. » JEAN-LUC GODARD
passer, à ses yeux, pour des fainéants. L’ambiance du cours n’avait pas cette originalité, cet enthousiasme, cette créativité que nous désirions tant. » Puisque ces qualités ne s’y trouvent pas, le jeune insolent décide de les y introduire. À Pierre Dux qui lui reproche d’arriver débraillé en cours, Belmondo ramène un jour un clochard, qu’il présente comme étant son père. Une plaisanterie que le maître ne goûte guère. Est-ce pour se venger ? Dux ne se cache pas de mépriser son élève à qui il assure qu’il ne pourra jamais embrasser une jolie femme sur scène. « Même s’il ne répondait pas aux canons des jeunes premiers, Jean-Paul faisait des ravages au Conservatoire, le contredira Françoise Brion. Par ailleurs, ses airs d’hurluberlu ne l’empêchaient pas d’être très professionnel. Il adorait ce métier. » Au point de se produire sur les planches, en parallèle de ses études, dans des pièces d’Anouilh ou de Molière. Aussi vit-il comme une injustice le résultat du concours de sortie du Conservatoire qui lui attribue, le 10 juillet 1956, un humiliant « rappel du premier accessit » après qu’il a présenté une scène de Feydeau. Un tel classement lui ferme les portes de la Comédie-Française. Mais pas l’estime du public ayant assisté au concours et qui l’acclame, en contrepoint de ce verdict, jusqu’à le faire revenir sur scène. Porté en triomphe par trois de ses camarades, dont son ami Michel Beaune, Belmondo lève les bras et tire la langue en direction des jurés. Lorsque ceux-ci, ulcérés, se lèvent pour quitter la salle, le chenapan leur adresse un bras d’honneur. Au lendemain de ce coup d’éclat, le journal L’Intransigeant titre : « Belmondo est-il un voyou ou un comédien ? » Jean-Paul justifiera ce geste comme la seule réponse possible au rejet de maîtres lui ayant refusé leur estime et leur reconnaissance. « Toute ma vie, confessera-t-il, j’ai voulu leur prouver qu’ils avaient eu tort. »
La bande du Conservatoire
Démentant sa réputation de dilettante, Belmondo est à l’affût de la moindre opportunité. Il accepte ainsi, en 1957, de figurer dans un film de commande de la CGT, Les Copains du dimanche, puis fait ses débuts au cinéma avec À pied, à cheval et en voiture, aux côtés de Noël-Noël et Denise Grey. Au même moment, il incarne un légionnaire romain au théâtre Sarah-Bernhardt, dans César et Cléopâtre, à l’ombre de Jean Marais. L’apprentissage studieux, voire laborieux, de son art ne l’empêche pas de continuer à être, avec sa « bande du Conservatoire », ce gamin qui ne veut pas vieillir et dont l’ascendant s’exerce amicalement sur ses copains. « Je le revois rue Saint-Benoît, à Saint- Germain- des-Prés, racontera Philippe Labro. Il occupait littéralement le centre de l’asphalte, entouré d’une demi- douzaine de types de son âge, qui rigolaient à l’unisson et semblaient constituer une garde rapprochée, complice et affectueuse. » Ce qui n’exclut pas, dans ce quartier de caves de jazz enfumées et de fêtes nocturnes, les délires les plus élaborés avec Claude Rich, Bruno Cremer et ses intimes Vernier, Beaune, Rochefort et Marielle. Ce dernier a mis quelques numéros au point avec
Belmondo, se faisant passer auprès de passants attendris pour le grand frère d’un Jean-Paul épileptique, où jouant avec son copain au toréador entre les voitures d’automobilistes effrayés par ces deux fêlés. Dans un équilibre qu’il aura toujours maintenu, le jeune homme de bonne famille sait, toutefois, conjuguer déconne et sens des responsabilités. Dès 1953, il a rencontré, et séduit, une charmante danseuse de be-bop : Renée Constant, dite Élodie. Le couple, installé dans un petit appartement de Denfert-Rochereau, a eu l’année suivante une première fille, Patricia. Conscient de devoir faire bouillir la marmite, Belmondo, tout juste âgé de 25 ans, fait feu de tout bois. Peinant à convaincre agents et directeurs de casting, qui jugent son physique « difficile », il bénéficie d’un réseau amical. Pierre Brasseur l’engage ainsi à ses côtés, sur scène, dans La Mégère apprivoisée, tandis qu’Henri Vidal, qui l’a pris sous son aile, lui fait jouer au cinéma le rôle du bon copain dans Mademoiselle Ange. Ce sont, toutefois, d’autres prestations qui le font sortir de l’anonymat, depuis Oscar, créé sur les planches en 1958, jusqu’à ces rôles sur grand écran de jeunes loups un peu tendres, de Sois belle et tais-toi où il côtoie, pour la première fois, Alain Delon, aux Tricheurs de Marcel Carné. La même année, il s’illustre aux côtés d’Arletty et de Bourvil dans Un drôle de dimanche. Un film massacré par le critique de la revue Arts, qui n’y trouve rien à sauver, sauf Jean-Paul Belmondo, puisque, écrit-il : « C’est le Michel Simon et le Jules Berry de demain. Mais encore faudrait-il utiliser ce génial acteur autrement et ailleurs. » L’auteur de ces lignes, journaliste féroce et cinéaste en devenir, va bientôt y pourvoir. Il se nomme Jean-Luc Godard.
L’homme a des lunettes noires, qu’il ne quitte jamais, un accent suisse traînant et un comportement obsessionnel. Lorsqu’il aborde Belmondo chez Lipp, où il se restaure entre deux représentations d’Oscar, Godard est accueilli avec circonspection. D’autant que le journaliste des Cahiers du Cinéma propose aussitôt à Jean-Paul de le faire jouer dans un court métrage réalisé dans sa chambre d’hôtel, boulevard Raspail. « À ce moment-là, confessera l’acteur, je me suis dit “c’est un homosexuel”, et j’en ai parlé à ma femme. Elle m’a suggéré d’y aller et de lui mettre une droite s’il m’emmerdait. » Godard, qui rêve de dynamiter le cinéma « qualité française » fait en studio avec des stars, est fasciné par le naturel et l’aplomb de l’acteur. Le tournage, rapide et sans son direct, de Charlotte et son jules plaît à Belmondo qui ne peut pas voir l’oeuvre montée. Appelé sous les drapeaux, il doit immédiatement partir pour l’Algérie. Le temps pour Godard de lui promettre de l’employer pour son premier long métrage… Lorsqu’il revient en
France quatre mois plus tard, une blessure ayant abrégé son service, Jean-Paul n’y songe plus. Jusqu’à ce que Godard se rappelle à lui. En le recommandant à Claude Chabrol qui l’engage, en lieu et place de Jean- Claude Brialy indisponible, pour un rôle de garçon fustigeant les valeurs bourgeoises dans À double tour… puis en respectant son serment. Telle qu’elle est présentée à Belmondo par le cinéaste, la trame d’À bout de souffle est pourtant évasive : « C’est l’histoire d’un type amoureux d’une fille. Il vole une voiture pour aller la retrouver et tue un policier. Et puis… on verra bien. » Séduit à défaut d’être convaincu, Jean-Paul donne son accord, contre l’avis de son agent qui l’encourage à privilégier une proposition de Julien Duvivier et se montre affolé par l’« amateurisme » de Godard. Ce dernier s’accroche à Belmondo dont il dira, sibyllin : « Je l’ai vu comme une espèce de bloc qu’il fallait filmer pour savoir ce qu’il y avait derrière. » Mi-polar, mi-histoire d’amour et, en définitive, ni l’un ni l’autre, À bout de souffle est tourné, entre le 17 août et le 12 septembre 1959, de façon quasi expérimentale. Au désespoir du producteur Georges de Beauregard, il arrive à Godard, en panne d’inspiration, de déserter le plateau. Pour peu de temps, cependant, le cinéaste filmant à bride abattue. Partageant cette expérience avec l’Américaine Jean Seberg, habituée à la rigueur de Preminger, Belmondo est estomaqué : « Cela ressemblait à des vacances, à un canular d’étudiant. » Lui-même formé sur les planches, avec un texte au rasoir, dira dans ses mémoires du Godard d’À bout de souffle : « Il est en train de m’accorder une formidable impunité à être moi-même. » Sitôt le tournage achevé, il enchaîne sur un policier, Classe tous risques, formellement plus classique mais coup de maître pour le jeune cinéaste qu’est Claude Sautet. Ce dernier a délibérément choisi Belmondo pour faire la paire avec Ventura. « Lino, dira-t-il, a été immédiatement séduit par Jean-Paul, sa jeunesse, sa mobilité, son côté sportif, son “look”. Ce côté maigre, osseux lui donnait une dimension romantique qui, forcément, touchait Lino. » Belmondo mise davantage sur le succès de ce film que sur celui de Godard, sorti une semaine plus tôt. Mesurant son erreur, il n’en revient pas. De se découvrir en couverture de L’Express, deux mois après l’apparition d’À bout de souffle sur les écrans. D’y lire ces mots de Madeleine Chapsal : « Voici l’aube du belmondisme. Voici venir le temps des petits mâles bouclés, pas gras, raidis et tendres. » Couvert, en quelques semaines, de propositions, assailli par les photographes, l’acteur tente d’analyser les raisons du succès. Elles le renvoient au film de Godard et à son personnage de Michel Poiccard. À une attitude cool, contrastant avec un corps en mouvement. À des répliques lancées aux spectateurs et rentrées dans le langage courant : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez-vous faire foutre ! » Avec À bout de souffle, Belmondo démode, par sa décontraction et son charme de « mauvais garçon », l’image amidonnée du jeune premier. Il devient aussi l’expression d’un mouvement qui, accompagnant l’arrivée des baby boomers sur le marché, ambitionne de révolutionner le cinéma. « C’est paradoxal, mais je suis en quelque sorte un accident de la Nouvelle Vague, nuancera l’acteur. Mon ami Brialy était, lui, plus impliqué. Il sortait avec la bande des Cahiers. » Il n’empêche. À double tour, À bout de souffle et Classe tous risques portent en germe les composantes du Belmondo « première manière » : désinvolture, sensualité, gravité cachée. Des qualités qui accompagnent le comédien lors de sa « campagne d’Italie », accomplie en même temps qu’Alain Delon et durant laquelle il joue sous la direction de Vittorio De Sica et de Mauro Bolognini. Qu’il incarne un intellectuel dans La Ciociara ou l’amoureux de La Viaccia, Belmondo élargit son registre. Sans cesser, hors caméra, d’être lui-même. Ainsi se met-il à siffler Vous n’aurez pas l’Alsace et la « Loren » dès qu’il croise, sur le plateau du De Sica, sa partenaire, la belle Sophia. Ou s’emporte-t-il lorsqu’il découvre que le surnom dont l’affuble la presse italienne, « il brutto », signifie « le laid ». « Pour autant, remarquera avec humour Jean Rochefort, des physiques plus particuliers sont devenus plausibles grâce à Jean-Paul. Après lui, nous avons pu étreindre des jeunes premières. » Mais Belmondo a d’autres priorités. Le comédien qui a connu, pendant dix ans, les vaches maigres, accepte le maximum de rôles, de crainte que le phénomène qu’il incarne ne retombe comme il est apparu. « Un acteur n’est malheureux que lorsqu’il ne tourne pas, justifiera-t-il. Si je n’avais pas la chance de recevoir des propositions
« DEPUIS LA MORT DE GÉRARD PHILIPE, C’EST LA PLUS GRANDE RÉVÉLATION DE NOTRE CINÉMA. » JEAN-PIERRE MELVILLE
vraiment intéressantes et importantes, j’en accepterais d’autres, moins intéressantes et importantes. Je jouerais n’importe quoi, n’importe où ! Comme un sportif, un acteur doit, pour garder la forme, s’exercer constamment, rester “chaud”. »
L’alter ego de Philippe de Broca
Rien qu’en 1961, il joue dans sept films. Deux s’en détachent. Dans le premier, Jean-Paul intègre l’univers de l’exigeant Jean-Pierre Melville. Rien ne prédisposait, pourtant, le héros d’À bout de souffle à revêtir l’aube de Léon Morin, prêtre. Sinon ce qu’en devinait le cinéaste en l’observant dans Classe tous risques. À l’issue du tournage, Melville se déclarera époustouflé par la prestation de Belmondo : « Depuis la mort de Gérard Philipe, c’est la plus grande révélation de notre cinéma. Il est capable de répéter la même phrase de vingt manières différentes. Et toutes justes. » Sur la forme, les manières du comédien, arrivant en voiture de sport sur le plateau, somnolant ou plaisantant avant les prises, l’indisposent davantage. Mais, en dépit des apparences, Jean-Paul lui-même se fond dans l’univers melvillien. « Dans l’habit de Léon Morin, écrira-t-il, la solennité me saisit, et je me mets presque à parler couramment en latin, avec une mine austère. En une minute, je suis devenu curé. » La seconde rencontre est tout aussi importante. Sinon davantage. Après Jean-Pierre Cassel,
Jean-Paul Belmondo devient l’alter ego de Philippe de Broca, qui lui fait porter les chemises sang et or de Cartouche. Ce divertissement, à la fois haut en couleur et tragique, est avec trois millions de spectateurs le plus gros succès de l’acteur. Jean-Paul ne s’arrête pas sur sa lancée et fait, dans la foulée, l’une des plus belles rencontres de sa jeune carrière. Tout n’avait pourtant pas démarré sous les meilleurs auspices entre Jean Gabin et son cadet de vingt-neuf ans qui, ayant pris conscience de sa valeur au box-office, avait obtenu de partager avec lui la tête d’affiche. « Le vieux fait la gueule et ça fait une semaine que ça dure », relève ainsi Belmondo au sujet du héros de La Grande Illusion. Il était toutefois écrit que la grisaille de Villerville verrait éclore la plus simple des complicités. Il aura suffi que Jean-Paul place un ballon de foot, lors d’une pause, entre les jambes du « patron » pour que la glace soit brisée. « Môme, t’es mes 20 ans ! », fait même dire Michel Audiard à Gabin, rajeuni par le compagnonnage de Bébel. Sous la direction experte d’Henri Verneuil, Un singe en hiver révèle une autre facette, plus tendre et mélancolique, de Belmondo. Passant de ce rôle de père rongé par l’alcoolisme à l’indic du Doulos de Melville, le comédien témoigne d’une étonnante plasticité. Son sous-jeu, où perce un fond de gouaille, ne dénote encore aucune ficelle. L’honnête sobriété avec laquelle Belmondo aborde son art, son bonheur à passer d’une comédie d’aventures à
un film noir, reflète son refus d’appartenir à une chapelle. Il se paye même le luxe d’ajouter une corde insoupçonnée à son arc. Décidé, juste après Cartouche, à retravailler avec lui, de Broca entreprend de réaliser un pur divertissement dans l’esprit de Tintin et de La Mort aux trousses. L’Homme de Rio est tourné au Brésil, durant l’été 1963. « On l’a réalisé en huit semaines en travaillant beaucoup, mais avec plaisir », se souviendra le metteur en scène. Pour Belmondo, jusqu’alors plus habitué aux drames et aux polars, ce périple exotique marque un tournant : « Tout gosse, j’adorais me pendre au balcon de l’appartement familial. J’en ai gardé le goût, sans avoir l’occasion d’en faire étalage chez Godard ou Melville. Et puis, lors des repérages de L’Homme de Rio, j’ai pris l’habitude de faire des folies avec mon copain Gil Delamare, qui s’occupait des cascades. Le soir, on grimpait sur les toits des immeubles, on se baladait sur le rebord des fenêtres. Gil m’a tout naturellement suggéré de me doubler moi-même. Voilà comment c’est parti ! » Minimisant la prise de risques, qui fait de lui la première star à effectuer des exploits physiques depuis Jean Marais, Bébel va, dès ce premier film bondissant, manquer de mourir, les bras tétanisés, suspendu entre deux immeubles de Brasilia à un filin d’acier. La baraka permettra pourtant à l’acteur de continuer d’être à l’écran le double de Philippe de Broca, pessimiste gai et séducteur invétéré qui galope, vole et s’invente d’innombrables identités pour oublier qu’il est mortel. « Jean-Paul a une tonicité rare et une grâce pour jouer la comédie », reconnaîtra de Broca, qui avouera par ailleurs n’avoir jamais vu l’acteur préparer ses cascades : « Il arrivait le matin, demandait le plan de travail et se lançait. Belmondo était comme Noureev : pas d’effort apparent. »
Jean-Paul n’est cependant pas exempt de remises en cause et de tourments. Après dix ans de vie commune, et une seconde fille, Florence, Élodie, sa discrète épouse, vient de mettre au monde un petit Paul qui semble sceller l’union d’un couple sans histoires. Jusqu’à ce que la star rencontre Ursula Andress sur le tournage des Tribulations d’un Chinois en Chine. La James Bond girl en bikini aime, comme Belmondo, la fête et le sport. De leur liaison, consommée au bout du monde, la Suissesse dira : « C’est en me faisant rire que Jean-Paul m’a séduite. Avec lui, j’ai connu la grande folie, la passion. J’avais l’impression de vivre dans l’oeil d’un cyclone qui attirait un ouragan. » Leur idylle de sept ans offre pourtant peu de prises à la presse à scandale. Peut-être parce que Belmondo préserve jalousement sa vie privée. De même qu’il n’aime pas étaler les dissensions. Ce qui survient, en 1963, sur le plateau de L’Aîné des Ferchaux est une exception. Lors de cette troisième expérience sous la direction de Melville, Jean-Paul ne supporte pas la manière dont le cinéaste tyrannise son partenaire, Charles Vanel. Excédé par une ultime humiliation melvilienne à l’encontre de l’acteur septuagénaire, il arrache son Stetson du crâne du metteur en scène et fait valser ses lunettes opaques avant de le pousser à terre et de quitter le plateau avec Vanel. De ce jour, Belmondo ne tournera plus jamais avec Melville, lequel va trouver, grâce à Delon, un autre double dont le tempérament
« JEAN-PAUL A UNE TONICITÉ RARE ET UNE GRÂCE POUR JOUER LA COMÉDIE. » PHILIPPE DE BROCA
s’accorde mieux au sien. Jean-Paul ne manque de toute façon pas de sollicitations. Durant cette période faste, une composition, en particulier, semble avoir passé avec grâce l’épreuve du temps. Portant les bacchantes Belle Époque de Georges Randal, anarchiste amer et séducteur désillusionné, Belmondo élève le cambriolage au rang d’un des beaux-arts, justifiant ses larcins d’un : « Je fais un sale métier mais j’ai une excuse : je le fais salement. » Le Voleur, de Louis Malle, ne rencontre toutefois pas les faveurs du public qui le juge trop nihiliste et pas assez spectaculaire. Jean-Paul en est blessé. Depuis quelques années déjà, l’acteur alterne habilement oeuvres intimistes et purs divertissements. Parfois les deux s’entremêlent, comme dans l’étonnant Weekend à Zuydcoote, de Verneuil, dont le tournage plein de farces et de délires contraste avec la gravité du ton. Ambigu, faillible, Belmondo n’est pas encore l’archétype du justicier qu’il incarnera plus tard. Plus artiste que star, il participe, après ceux de Claude Sautet, aux débuts de Jean Becker et prend plaisir à passer, en 1965, du antihéros godardien de Pierrot le fou au héros volant des Tribulations d’un Chinois en Chine. « À condition, prévient l’acteur, que les échecs ne soient pas plus nombreux que les succès. »
Cet équilibre est remis en cause peu après. Si Ho !, policier maladroitement adapté, le déçoit, et si Un homme qui me plaît, de Claude Lelouch, n’est pas le succès espéré, ce qui achève de désarçonner Belmondo est le film qu’il interprète auprès de Catherine Deneuve, sous la direction de François Truffaut. « Jean-Paul peut jouer avec autant de vraisemblance un aristocrate ou un garçon du peuple, un intellectuel ou un gangster », affirme l’auteur de La Peau douce. En vertu de quoi, il lui confie dans La Sirène du Mississipi le rôle d’un homme fragile, prisonnier de son amour pour une femme qui le manipule et le trahit. L’oeuvre suscite l’incompréhension des spectateurs. « Ces collaborations avec Malle et Truffaut furent plus prestigieuses que populaires, admettra Belmondo. Or, un acteur sincère ne peut vous dire qu’il joue pour une chapelle. » Ce qu’il ne fait pas, mais finit par ressentir. Le comédien fait, en outre, un constat qui s’avère déterminant pour sa carrière : « Mon personnage de La Sirène du Mississipi était passif et subissait tout sans réagir. Et ça, les gens ne l’ont pas accepté. » Aussi décide-t-il d’offrir au public ce qu’il attend de lui. Ce recadrage artistique et commercial s’amorce, en 1969, avec Le Cerveau, son plus grand succès public, sous la direction de Gérard Oury, puis avec Les Mariés de l’an II, allègre évocation de la Révolution par Jean-Paul Rappeneau, avant de prendre forme, au côté d’Alain Delon, dans l’efficace et séduisant Borsalino. C’est Delon lui-même, fasciné par l’idée d’un mano a mano avec son seul rival générationnel, qui contacte et persuade Belmondo. Dans cette histoire d’un duo mafieux, tenant en coupe réglée le Marseille des années 30, Jean-Paul et Alain rivalisent de charme et de bravoure. Sur les recommandations de Delon-producteur, le réalisateur Jacques Deray prend soin de filmer à parts égales les deux stars dans ce qui est l’un des premiers buddy movies français. Qu’importe que le produit fini soit trop « calibré ». Le public, séduit, répond largement présent, mais la sortie du film est gâchée. Delon ayant jugé bon, en dépit de l’accord passé, d’apposer par deux fois son nom sur l’affiche, en tant qu’acteur et producteur, Belmondo porte plainte et refuse d’en assurer la promotion. Un jugement du tribunal lui donnera raison. En attendant, l’exemple de son collègue le fait réfléchir. Si, quelques années plus tôt, Jean-Paul, non bilingue, a refusé de tenter sa chance à Hollywood, affirmant : « Qui aurais-je joué, sinon le french lover de service ?
« BELMONDO EXPRIME PARFAITEMENT DES PENSÉES, DES PASSIONS, PAR UN JEU PHYSIQUE. » PHLIPPE DE BROCA
Les rôles qu’on me réserve en Europe seraient revenus naturellement à un Steve McQueen » , une autre ambition perce en lui : devenir producteur. « Je veux être plus libre, justifie-t-il à l’époque. Et puis, je sais que pour un producteur, même au prix que je demande, il est toujours intéressant de m’avoir. J’évite ainsi les marchandages. » Plus tard, il écrira dans ses mémoires ne plus avoir voulu « subir la frustration des projets échoués par manque de financement, ou l’humiliation des restrictions imposées par les producteurs parfois avaricieux ».
Le système Belmondo
Belmondo crée, ainsi, Cerito Films en 1971. La société porte le nom de sa grand-mère paternelle, Rose Cerrito. À la différence de Delon, qui contrôle tout, le comédien fait confiance aux compétences qui l’entourent et délègue volontiers. Quatre hommes incarnent le « système Belmondo ». Luc Tenard est directeur général de Cerito ; Alain, le frère de Jean-Paul, qui travailla pour une compagnie pétrolière en Algérie, devient directeur de production. Rencontrés lors du tournage de Ho !, Gérard Lebovici et René Chateau complètent le dispositif. Le premier, flamboyant businessman aux idées d’extrême gauche, est l’agent influent et souvent très inspiré de Bébel. Cinéphile qui se flatte de connaître le goût du spectateur moyen et s’est fait remarquer en lançant en France Bonnie & Clyde, le second assure les fonctions d’attaché de presse, de publiciste et, à partir de Flic ou voyou, de distributeur associé à la star. Déjà concepteur de ses affiches, Chateau peut, en vertu du potentiel commercial de Belmondo, imposer une date de sortie aux directeurs de salles. « Entre nous et le public, il y avait des intermédiaires qui amoindrissaient ce que nous faisions, constate-t-il en 1979. Jean-Paul a donc décidé une prise de pouvoir totale sur ses films, de leur conception à la distribution. » Une telle machine de guerre, unique dans le métier, irrite. Qu’importent les autres engagements. La part essentielle prise par Cerito dans la production de Chocolat, de Claire Denis. Le rôle personnel de Jean-Paul, qui débloque des fonds pour que puisse se faire Les Galettes de Pont-Aven, avec son ami Marielle. Tant il est vrai que Belmondo producteur, au service de sa propre image, va sembler, peu à peu, évacuer la création au profit du calibrage et sacrifier le comédien au personnage. Les années 70 marquent un nouveau départ à tous égards. Sur le tournage des Mariés de l’an II, Jean-Paul tombe fou amoureux de sa partenaire, Laura Antonelli, au point de quitter Ursula Andress pour cette belle et troublante Italienne. Quelques mois plus tard, dopé par l’impressionnant succès du Casse, réponse ébouriffante d’Henri Verneuil au polar américain Bullitt, il confie à Claude Chabrol la mise en scène du premier film produit par Cerito, Docteur Popaul. Si la satire, singulière et excessive, divise la critique, elle conquiert le public. La pente commerciale ascendante prise avec La Scoumoune, de Giovanni, et L’Héritier, de Labro, aboutit au film totémique de ce Belmondo conquérant : Le Magnifique. Le frégolisme l’a toujours tenté et Jean-Paul s’en donne à coeur joie dans ce double rôle où le peu glorieux mais sympathique romancier François Merlin s’oppose à sa flamboyante créature de papier grimée en James Bond gaulois, Bob Saint- Clar. L’acteur se dirige vers moins d’existentialisme et plus de divertissement, sous l’égide d’un Philippe de Broca retrouvé. « Belmondo, analyse ce dernier, est un comédien qui exprime parfaitement des pensées, des passions, par un jeu physique sans recourir à la méditation. » Les deux hommes célèbrent lors du tournage au Mexique les 40 ans de Bébel, dans une ambiance irréelle. Portes en verre brisées ;
mobilier de l’hôtel passant par les fenêtres ; clients jetés dans la piscine ; Belmondo et sa bande de copains se lâchent en toute impunité, avant que la star se présente au propriétaire du palace, le lendemain, pour régler la note… qu’on s’empresse d’effacer ! L’acteur n’est pourtant pas un irresponsable. « Jean-Paul sait quand ses chahuts peuvent être dangereux pour le film, tempérera le producteur Alexandre Mnouchkine. Si cela risque de perturber le tournage, il ne fait aucune blague, reste très sérieux. » Le plus important, pour lui, demeurant sa garde rapprochée. Outre Marielle et Rochefort, qu’il a distribués à ses côtés avant que les deux hommes prennent leur envol, les fidèles Vernier et Beaune sont des complices réguliers. De même se porte-t-il garant d’un Pierre Brasseur, qu’il admire et qui l’a protégé à ses débuts, mais dont les frasques auraient dû l’exclure du tournage en Roumanie des Mariés de l’an II si JeanPaul n’était intervenu. Cette constance se retrouve avec Maurice Auzel, partenaire de boxe à l’Avia- Club, que Bébel engage comme doublure, mais aussi auprès du maquilleur attitré Charly Koubesserian et du comédien Charles Gérard. Un « Charlot » toujours présent, au plus près de la star. Enfin, en première ligne, la famille, le clan, à commencer par ses parents adorés.
À cette époque, Belmondo fait plus que jamais confiance à des cinéastes ayant l’art de le mettre en valeur et qui connaissent l’importance du lien entre la star et son public : « Deray, Lautner ou Verneuil sont des réalisateurs qu’on a souvent massacrés, confiera-t-il à Première, en 1995. Ils ont beaucoup apporté au cinéma français. Et c’est la popularité que j’ai acquise avec eux qui m’a permis de jouer Kean ou Cyrano. Si je n’avais pas tourné avec Verneuil, Pierrot le fou ne se serait pas fait et Stavisky n’aurait pas existé. » Ce drame historique, écrit par Jorge Semprun et réalisé par Alain Resnais, est l’ultime tentative de l’acteur-producteur pour rompre avec la logique de pur divertissement qu’il s’est imposé depuis quatre ans. S’il privilégie la dimension psychologique à l’aspect politique et si Belmondo ne s’efface jamais totalement derrière son personnage, comme il parvenait à le faire dix ans plus tôt, la volonté de retracer le destin tragique d’un escroc ayant maille à partir avec une République corrompue demeure louable. L’accueil critique de Stavisky n’en est que plus déstabilisant. « Je ne voulais pas que le film aille au Festival de Cannes, racontera Belmondo. On m’a persuadé du contraire. Un massacre ! Resnais s’est fait traîner dans la merde. Les critiques ne m’ont jamais empêché de dormir, sauf sur Stavisky. » Le million de spectateurs ne change rien à l’affaire. Échaudé, quasi traumatisé par ce pas de côté qu’il assimile à une sortie de route, Belmondo verrouille de plus en plus sa
carrière et l’image qu’il veut donner aux Français. Ainsi se heurte-t-il à la coloration que de Broca souhaite apporter à leur prochain film, L’Incorrigible. Le cinéaste avait prévu un générique montrant Belmondo ôtant un à un les masques de ses différents personnages jusqu’au dernier, représentant une tête de mort. Une entrée en matière que la star juge trop macabre pour une simple comédie traitant du goût névrotique de son héros pour les déguisements. Du reste, l’action pure ne comblet-elle pas une majorité de gens ? Dès 1975, et le triomphe de Peur sur la ville, giallo français remarquable par ses scènes d’actions au carré, dont celle où Bébel court sur le métro aérien, la dynamique est irrésistible. Jean-Paul prend la succession de Louis de Funès et devient, pendant neuf ans, le n° 1 du box-office. Pour le meilleur, à l’image de ce polar musclé, comme pour le pire, du Guignolo aux Morfalous. Les annonces d’un Belmondo s’aventurant, très ponctuellement, sur un autre terrain – qu’il s’implique sur une première mouture de M. Klein, ou révèle sa volonté d’incarner un Mesrine encore en cavale – ressemblent à des actes manqués. Désormais abonné aux rôles de flics et, plus rarement, de sympathiques voyous, Bébel préfère aligner, de façon tautologique, des titres s’identifiant à son nom : L’Alpagueur, L’As des as, Le Marginal. Le phénomène est facilité par l’équipe publicitaire et marketing de Cerito. Incarnation, tout comme Delon, du star-system, Belmondo se laisse dominer par son ego. Il accepte que son image et son nom envahissent les affiches de ses films, René Château misant sur « l’impact de sa tête en gros plan ». Et il donne également son aval pour que ses longs métrages ne soient plus présentés, en avant-première, aux journalistes. « Je pense qu’il devrait faire un peu moins de commerce et un peu plus de cinéma », déplore alors son ami de Broca. Mais y a-t-il encore une place pour le regret ? Quand il évoquera, en 2000, cette époque, Belmondo fera un constat plus nostalgique que critique : « J’ai eu la chance de connaître un temps où un triomphe assurait automatiquement à la vedette un doublé pour son film suivant. » De ce point de vue, en 1980, alors qu’il s’apprête à tourner Le Professionnel si bien nommé, Jean-Paul est considéré comme « le baromètre de la bonne santé du cinéma français ». Du reste, on aurait tort de mépriser ce cinéma « du samedi soir », dont les recettes représentent un appel d’air pour l’ensemble du métier. En redresseur de torts, bravache, bon copain et séducteur avec les femmes, Bébel devient un héros national. Qu’importe la couleur du film ; comédie historique, film de guerre, vaudeville ou thriller, pourvu que le spectateur ait l’ivresse. Qu’importent aussi les conventions du genre qui voient Belmondo triompher, à une exception près : cette fin, tragique, du Professionnel, imposée par la star comme une entorse à l’optimisme qui d’ordinaire caractérise l’homme comme le personnage. Mais alors que Bébel, musclé et bronzé, épris d’une nouvelle compagne, la Brésilienne Carlos Sotto Mayor, aborde la cinquantaine plus en forme que jamais, le filon commence à s’épuiser. Il y a cette alerte, en 1985, lors d’une cascade promotionnelle pour la sortie de Hold-Up d’Alexandre Arcady, qui, manquant de lui coûter la vie, l’envoie à l’hôpital et le conduit à lever le pied définitivement sur ce qui était devenu sa marque de fabrique. Il y a, surtout, l’absence de bons scénarios et de dialogues suffisamment fins pour contrebalancer l’héroïsation répétée de la star. Son fournisseur préféré en répliques cultes, Michel Audiard, a fini par se lasser des belmonderies privilégiant l’action sur le verbe et s’est orienté vers des histoires beaucoup plus sombres, où Jean-Paul n’aurait pas eu sa place. Celui-ci en fera l’aveu après en avoir fait son deuil : « À un moment, je n’ai plus eu au cinéma des écrivains du calibre d’Audiard ou de Blondin. J’admire énormément les auteurs/acteurs issus du Splendid, Jugnot, Clavier ou Lhermitte, pour leur capacité à se servir eux-mêmes. Hélas, je n’ai pas leur don. »
Retour sur les planches
C’est le tournage puis l’échec du Solitaire de Jacques Deray, qui vont le décider. « J’en avais marre des polars, et le public aussi », concèdera-t-il. Comment rebondir plus intelligemment qu’en revenant à ses premières amours théâtrales ? L’idée de remonter sur les planches lui est venue quelque temps plus tôt, lors d’un dîner chez Jean-Luc Lagardère. Présent ce soir-là, son ami Robert Hossein le met au défi de renouer avec la scène. Bébel accepte, à condition de jouer à la ComédieFrançaise Les Fourberies de Scapin. Le rejet de sa proposition par l’administrateur du Français pousse l’acteur à mettre en scène Kean, avec Hossein, au théâtre Marigny. Longue de trois heures, cette pièce de Dumas, qui fut jouée par Pierre Brasseur, ne cesse de le hanter. Créée le 24 février 1987, elle lui porte chance en le hissant au sommet et lui permet de ressentir des sensations oubliées : « L’acteur, pour moi, c’est celui qui monte sur scène. Le contact avec le public, la chaleur d’une salle, l’odeur des coulisses, sont la vraie drogue du comédien. » Son domaine de prédilection sera désormais les planches. Au point de s’acheter, après la cession de Cerito à Canal+, le théâtre des Variétés et d’y jouer, avec bravoure, Cyrano. L’oeuvre de Rostand est un nouveau tour de force. Doté d’une mémoire phénoménale, Belmondo se montre à la hauteur et part en tournée avec la pièce. Rencontrant, à Bangkok, Mick Jagger qui lui parle du côté « réservé » des Asiatiques, il croit rêver en voyant un public déchaîné : « Je faisais comme Madonna avec sa culotte. J’enlevais mon nez et je leur jetais. » Les années suivantes le voient s’amuser chez Feydeau dans Tailleur pour dames et La Puce à l’oreille avant d’endosser, avec Frederick ou le boulevard du crime, le costume d’un personnage dans l’esprit de Kean. En théâtreux haut en couleur, Jean-Paul donne libre cours à sa nature généreuse, expansive. À 60 ans, le comédien Belmondo, enfin rendu à lui-même, vit ses plus beaux jours. L’homme n’est pas plus malheureux qui s’affiche, chemises décolletées et bagues à chaque doigt, auprès de la nouvelle femme de sa vie, l’ex-danseuse Natty Tardivel, et de petits yorkshires lui valant quelques mises en boîte dans Les Guignols de l’info.
Le cinéma se révèle, quant à lui, plus inégal. L’expérience de Kean est suivie, en 1988, par des retrouvailles avec Lelouch et Itinéraire d’un enfant gâté. Cadeau du cinéaste pour que se rencontrent la fraîcheur, perdue, d’un interprète et son don inné pour les fausses improvisations, le film vaut à Jean-Paul un regain d’intérêt, de popularité, ainsi qu’un César qu’il ne vient pas chercher. Est-il trop tard ? Le grand écran n’est plus de l’ordre de ses priorités. Aussi faut-il faire le tri entre un laborieux remake de L’Inconnu dans la maison, une version modernisée et originale des Misérables, toujours sous la direction de Lelouch, un classique mais sans éclat Désiré, une singulière SF de Klapisch, Peut- être, et un désastreux codicille avec de Broca du nom d’Amazone. Aucun n’est un succès. Pas plus que son ultime duoduel avec Delon, sous la direction de Patrice Leconte, n’est la réussite espérée. S’inspirant vaguement du Coup double américain ayant réuni les septuagénaires Kirk Douglas et Burt Lancaster, Une chance sur deux reste un produit manufacturé où les deux idoles portent beau sans électriser.
Dernier grand rôle
Au tournant des années 2000, Belmondo demeure pourtant prêt pour d’autres expériences. Dont une très honnête série télévisée, remake de L’Aîné des Ferchaux. « Dans ma tête, j’ai toujours 20 ans », s’amuse l’artiste qui en a alors 68. Vers quels horizons l’audimat clément du petit écran l’aurait-il entraîné, s’il n’avait été victime, le 8 août 2001, d’un grave AVC ? « Quand je me suis réveillé à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, racontera-t-il, j’avais toute ma tête et je me suis dit que c’était la fin. » Cette force de la nature s’en veut d’avoir mal et de faire souffrir les siens. Il réalise, très vite, qu’il ne peut plus parler. « Mais ce n’est que plus tard que j’ai compris que j’avais perdu l’usage de ma jambe et de mon bras droits. » Commence, alors, une longue rééducation. À ses côtés, plus que jamais, sa compagne Natty, qui l’encourage à chaque étape de son combat ; lorsqu’il peut de nouveau parler, cinq mois après l’accident, mais également quand, début 2006, une fracture du col du fémur le frappe durement. Belmondo l’épouse en décembre 2002. Huit mois plus tard, vient au monde une petite Stella. L’enfant de l’espoir ? S’il reste partiellement paralysé, Jean-Paul s’est remis à marcher. Avant que Francis Huster et Jean-Louis Livi le contactent pour lui proposer de jouer dans une nouvelle version d’Umberto D. Jugée indécente pour certains, l’initiative, devenue sur grand écran Un homme et son chien, offre à l’acteur ce qui restera son dernier rôle mais, surtout, l’occasion de prouver qu’il demeure un battant. « Une autre vie a commencé, confiait-il en 2007. Je suis un homme heureux, tout de même. Je suis vivant. »
Pendant les longues années qui lui resteront à vivre, Jean-Paul Belmondo aura tout le loisir de mesurer la charge d’amour et de respect l’ayant porté. L’homme qui servit de modèle au lieutenant Blueberry, dans la BD créée en 1963 par Giraud et Charlier, avant d’inspirer l’aventurier Cobra à l’auteur japonais Buichi Terasawa, est le même qui suscite une fraternelle vénération de la part de Jean Dujardin et qui provoque une standing ovation lors de l’hommage rendu par Quentin Tarantino à Cannes en 2011, ainsi qu’aux César où il consent à se rendre en 2017. Admiré par l’auteur russe Andreï Makine comme par Martin Scorsese, ayant vu Robert De Niro se prosterner devant lui mais répondant tout autant aux marques d’affection d’un grand public demeuré fidèle, tel sera resté, simplement et jusqu’au bout, Bébel. Gamin sportif et facétieux du 14e. Apprenti comédien travailleur et déconneur entouré d’une bande de copains à la vie, à l’humour. Acteur moins désinvolte qu’heureux de prodiguer son art. Idole populaire et solaire. Image de la France, enfin, dont son ami Jean Rochefort aura pu louer « cette façon de jouer un gangster comme un seigneur. Cette manière d’imposer une composition qui, esthétiquement, n’était ni la vie ni une imitation ». Un jeu unique, en somme, de la part d’un homme qui se contenta d’être lui-même, intensément, avec passion.