INTERVIEW
Joachim Trier
Avec Julie (en 12 chapitres), le réalisateur norvégien signe une fresque romantique autour d’une femme et de sa vie amoureuse riche en rebondissements, portée par la géniale Renate Reinsve, prix d’interprétation à Cannes. Pour Première, il revient sur cette étape majeure dans sa carrière.
Ce n’était pas forcément le film le plus attendu de Cannes. Après un début de carrière impressionnant – Nouvelle Donne et Oslo, 31 août, qui mêlaient subtilement mélancolie et autodestruction – Joachim Trier s’était un peu égaré. Back Home et Thelma montraient que sa crainte de se répéter lui avait fait perdre sa singularité : comme pour échapper à lui-même, il avait d’abord voulu faire ce que tout le monde attendait de lui (épouser sagement les contours du film de festival) avant de se confronter au genre sans vraiment convaincre. Et voilà Julie (en 12 chapitres), une fresque romantique étincelante qui reprend le fil d’un dialogue interrompu il y a pile dix ans, tout en s’aventurant pour la première fois sur le terrain de la comédie. Trier y fait le portrait d’une femme et de sa vie amoureuse aussi trépidante que compliquée, sous forme d’un récit d’émancipation qui joue avec les codes de la romcom sans rien perdre de cette mélancolie qui fait la force de son cinéma. Dès sa présentation cannoise, le film avait emballé la critique et le jury qui allait, quelques jours plus tard, récompenser Renate Reinsve, son éblouissante interprète. C’est sur la Croisette que nous avons pu rencontrer le cinéaste, qui revient ici sur la place singulière occupée par ce cinquième film dans son parcours. Celle d’un premier aboutissement.
PREMIÈRE : Comment est née Julie (en 12 chapitres) ?
JOACHIM TRIER :
Il y a d’abord eu l’envie de revenir à mes racines de cinéaste. Après Nouvelle Donne et Oslo, 31 août, j’avais eu besoin d’aller explorer d’autres territoires, de sortir de ma zone de confort. Ce que j’ai fait avec Back Home et Thelma : un film tourné loin de chez moi et un film de genre.
Quitte à s’y perdre, car ils ont mis à mal l’enthousiasme général qui entourait vos deux premiers longs…
Moi, j’aime ces films, je ne les renie pas. Julie (en 12 chapitres) ne s’est pas construit contre eux. Mais à 40 ans passés, j’ai voulu revenir à quelque chose de plus connecté à mon quotidien : parler de l’écart entre le fantasme de la vie que nous aurions rêvé de mener et la réalité. J’ai commencé à en discuter avec mon coscénariste, Eskil Vogt. Et assez vite, est née l’idée d’une histoire d’amour avec une femme dans le rôle principal. Je ne l’avais jamais fait et cela a été libérateur. Comme si je me sentais spontanément plus à l’aise pour parler de la passion, comme du chaos qu’elle engendre, à travers un personnage féminin.
Vous avez écrit tous vos films avec Eskil Vogt. À quoi ressemble votre collaboration ?
On s’assoie et on parle ! Il a une écoute exceptionnelle. Il sait toujours m’aider à trouver la solution à mes impasses. On est amis depuis l’adolescence, on a discuté des heures de cinéma. Il connaît ma vie par coeur, on a vécu pas mal d’expériences ensemble mais on pose souvent un regard différent sur les choses. Notre complémentarité est notre atout majeur.
Vous avez échangé sur certains films pendant l’écriture de Julie ?
(en 12 chapitres)
Non, pas cette fois. Pour autant, voir de grands films ne m’intimide pas. Au contraire ! Je n’ai jamais caché que Le Signe du lion d’Éric Rohmer et Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda m’ont inspiré pour Oslo, 31 août. Je peux revoir indéfiniment Le Miroir de Tarkovski et être émerveillé comme à la première vision. Je n’ai jamais le sentiment d’avoir volé des choses à ces oeuvres qui accompagnent ma vie depuis tant d’années. En fait, regarder ces chefs-d’oeuvre m’autorise d’une certaine manière à faire du cinéma car je me sens heureux de faire partie de cette famille-là. Cependant, en vieillissant, on essaie moins d’imiter les cinéastes qu’on admire, on a plus conscience de son propre style qu’on a envie de creuser. Julie (en 12 chapitres) a obéi à cette logique. Idem en termes de mise en scène. Si j’ai choisi de filmer en 35 mm avec des couleurs chaudes et parfois saturées, ce n’est pas en hommage à tout un pan du Nouvel Hollywood que j’admire, mais pour une question de justesse du rendu des couleurs de peau, si essentielle quand on parle de passion amoureuse et sexuelle. Le 35 mm me permet d’être au plus près de l’intimité des personnages. Les rougissements des visages apparaissent plein écran.
Vous saviez dès le départ qu’il y aurait douze chapitres à cette histoire ?
Non, mais je savais que ce scénario aurait cet aspect littéraire.
Pourquoi ?
Comme cette histoire allait s’étendre sur une dizaine d’années, ces chapitres allaient permettre de structurer et rythmer le récit, de provoquer des ruptures, de créer plus librement des ellipses temporelles dans lesquelles je laisse le spectateur imaginer à sa guise ce qui a pu se dérouler. Par cette structure en chapitres, je passe un pacte avec le spectateur : je lui donne d’emblée la règle du jeu et je le laisse jouer.
Affirmer dès le départ qu’il y aura douze chapitres est aussi un pari. Car si on s’ennuie dans les deux premiers, le temps risque de paraître long… Ça ne vous a jamais inquiété ?
J’avais conscience de ce risque mais j’avais confiance en notre histoire… donc ça n’a pas été sujet à discussion.
Quand vous commencez à écrire, vous avez déjà la fin de l’intrigue en tête ?
Non, et d’ailleurs, pendant un certain temps, la fin n’a pas été celle que nous avons finalement choisie. Elle s’est modifiée au fil de l’écriture avec cette idée que le film n’allait pas raconter la quête de l’autre chez Julie, mais un long chemin pour apprendre à se comprendre et à s’aimer elle-même. Jusqu’à présent, mes films avaient un côté dépressif assumé. Là, plus on avançait dans l’écriture, plus je voulais l’inverse, un aspect enveloppant, chaleureux.
Avec aussi des moments de pure comédie, inédits dans votre cinéma…
J’ai bien conscience que ce n’était pas frappant jusque-là, mais je suis un grand fan de Cukor, en particulier d’Indiscrétions, où Katherine Hepburn se trouve devant un choix quasiment existentiel. Elle n’est pas dans l’idée basique de se trouver un mari, mais plutôt que ce choix va définir profondément qui elle sera à ses propres yeux. Donc oui, la comédie domine Julie (en 12 chapitres), mais la mélancolie profonde du personnage de Julie emmène aussi le récit vers des choses plus émouvantes. C’est cet équilibre qu’on a tenté de construire et de maintenir tout au long de la fabrication d’un film qu’on a même pensé sous-titrer Mélodrame en 12 chapitres. Mais on a eu peur que spécifier aussi précisément le genre n’enferme le spectateur dans une idée trop préconçue. J’avais envie d’aller à fond dans le mélo comme dans la comédie. J’assume tout, je ne me réfrène pas. Là encore, c’est un pacte avec le spectateur : suivez-moi, abandonnez-vous dans les montagnes russes de sentiments qu’on a imaginées.
Le titre en VO de Julie (en 12 chapitres) est La Pire Personne du monde. Ça correspond à votre regard sur le personnage de Julie ?
Ce titre est évidemment ironique mais je ne cherche jamais pour autant à rendre Julie aimable. Je montre son côté auto-destructeur dans ses relations amoureuses et je laisse le spectateur libre de son regard sur elle, qui va forcément évoluer en même temps qu’évolue le personnage. Mais j’aime cette « imperfectionniste » qui, comme beaucoup d’entre nous, à commencer par moi, a tendance à trop s’oublier dans la quête amoureuse effrénée de l’autre.
Cette Julie, c’est donc un peu vous ?
Oui, mais je pourrais dire ça de tous mes personnages car lorsque je les écris, j’y mets toujours un peu de moi. Cet exercice
« J’AVAIS ENVIE D’ALLER À FOND DANS LE MÉLO COMME DANS LA COMÉDIE. J’ASSUME TOUT, JE NE ME RÉFRÈNE PAS. »