Première

PORTRAIT Ridley Scott

Deux films en deux mois. Le cinéaste d’Alien et Gladiator fête ses 84 ans en affirmant de nouveau, avec Le Dernier Duel et House of Gucci, son statut de grand cinéaste à l’ancienne. Et peut-être le dernier.

- PAR SYLVESTRE PICARD

Sortir deux films (très) importants la même année ? Pour certains cinéastes, c’était un jeu d’enfant. Exemples fameux : Francis Ford Coppola, qui a marqué l’année 1974 de Conversati­on secrète et du Parrain, 2e partie. Ou alors Steven Spielberg, qui sitôt le tournage de La Liste de Schindler terminé, a filé retrouver des dinosaures pour boucler Jurassic Park, et, en fin de compte, régner sur l’année 1993 sur tous les fronts. Finalement, ces films sont devenus des classiques. En cette année 2021, Ridley Scott s’essaye à l’exercice du doublé en sortant deux films à moins de deux mois d’intervalle. Après avoir été présentés à la Mostra de Venise, Le Dernier Duel débarque le 13 octobre en salles et House of Gucci le 24 novembre. Un calendrier un peu forcé puisque résultant des décalages de sorties post- Covid, mais ça n’en reste pas moins deux projets importants, deux gros films avec de gros sujets et de gros castings. Une épopée médiévale avec Matt Damon, Adam Driver et Jodie Comer, et un drame saignant à la mode jet-set des nineties avec de nouveau Driver, ainsi qu’Al Pacino, Lady Gaga, Jared Leto et Salma Hayek. Des films vite tournés, mais certaineme­nt pas des petits films. À 84 ans, le cinéaste célébré pour avoir réinventé la SF au cinéma avec Alien et Blade Runner, pour avoir ressuscité le péplum avec Gladiator et donné avec La Chute du faucon noir l’un des plus grands films de guerre du cinéma américain, affirme encore sa maîtrise d’un cinéma à l’ancienne dont il serait le grand maître de guerre, réalisateu­r et producteur d’épopées à l’ambition toujours intacte.

Le retour aux sources

Des Duellistes, son premier long métrage sorti en 1977, au Dernier Duel : c’est presque trop beau pour être vrai. Comme l’arrivée de House of Gucci dans la foulée le prouve, Le Dernier Duel n’est pas un testament et le cinéaste ne terminera pas sa carrière en bouclant une boucle – tant pis pour les biographes en mal de symbolisme. Mais les thématique­s résonnent fortement : dans Les Duellistes, adapté d’une nouvelle de Conrad, deux officiers français ne cessaient de s’affronter jusqu’à l’absurde dans les coulisses du règne de Napoléon. Dans Le Dernier Duel, en plein XIVe siècle, un seigneur et son écuyer (français, of course) s’en remettent au « jugement de Dieu » (c’est-à-dire : baston à mort à l’arme blanche) pour savoir si la femme dudit seigneur a bien été violée par ledit écuyer. Dans les deux films, on retrouve l’illustrati­on de la pulsion de mort qui hante les films de Scott aussi bien que toutes ses autres thématique­s. Le Dernier Duel s’envisage aussi comme les retrouvail­les de Matt Damon et Ben Affleck : les deux acteurs sont crédités à l’écriture de son script, avec Nicole Holofcener (All About Albert, Les Faussaires de Manhattan).

Les deux compères n’avaient pas écrit ensemble depuis qu’ils avaient gagné un Oscar pour leur scénario de Will Hunting. Un retour aux sources pour tout le monde, donc. Et ce n’est pas la peine de réciter encore tous les films « historique­s » de Sir Ridley, c’est-à-dire ceux dont le genre est d’illustrer une période précise du passé. La Rome impériale, l’Orient des croisades, l’épopée de Christophe Colomb, l’Angleterre de Robin des Bois… C’est le classicism­e apparent de Scott (le vieux cinéaste qui fait des films d’histoire), mais il ne faut pas oublier que La Chute du faucon noir et House of Gucci, qui raconte le meurtre du patron de la maison de couture des mains de son ex-femme en 1995, sont aussi des films historique­s se déroulant dans un passé plutôt proche (les années 90, en l’occurrence).

Dans le making of de Kingdom of Heaven, on trouve une séquence fascinante : en pleine postproduc­tion de La Chute du faucon noir, cigare au bec, Ridley profite d’une pause pour montrer au scénariste William Monaghan une maquette d’une cité méditerran­éenne pour son nouveau projet, Tripoli. Le film (les aventures d’un marin qui devient roi pendant les guerres napoléonie­nnes) ne se fera pas, mais donnera naissance à Kingdom of Heaven (et à Master and Commander…). Cela fait longtemps que le cinéaste a acquis une bonne leçon à Hollywood : toujours prévoir son prochain film alors que le nouveau n’est même pas encore sorti ni même terminé. En cas de flop du premier, pas grave, la suite est déjà en cours. Une habitude acquise à la télé anglaise, à ses débuts, où il trouvait que la meilleure manière de tourner était d’avoir tout prévu la veille. Voilà pourquoi le cinéaste peut aujourd’hui enchaîner un doublé. Ridley Scott ne raisonne pas non plus en termes de petits ou gros films : il tourne avec la même rapidité et le même soin l’immense drame Cartel (une poignée d’acteurs dans le désert mexicain) que le péplum biblique Exodus : Gods and Kings (des centaines de figurants baladés entre les Canaries, l’Espagne et l’Angleterre). Une grande année aussi, tant qu’on y est.

Vous vous souvenez du drame autour de Tout l’argent du monde ? Quand la décision a été prise de supprimer Kevin Spacey du film (accusé d’agression sexuelle alors que #MeToo chamboulai­t toute l’industrie du cinéma) et de le remplacer par Christophe­r Plummer, Ridley Scott n’a pas hésité : en quelques semaines, il parvenait à retourner toutes les scènes concernées avec le minimum de dommages, sans attenter à l’intégrité du film. « Pourquoi est- ce que tout un film serait pénalisé par le comporteme­nt d’un seul ? » disait Scott en substance. Certains, en tout cas, auraient jeté l’éponge face au défi technique et au calendrier serré. Pas le réalisateu­r, qui est parvenu à relever le défi en moins de temps qu’il n’en faut (afin aussi de permettre au film de concourir aux Oscars). « Les studios savent que je tourne vite, et bien », avait déclaré Scott aux journalist­es en visite sur le tournage d’Exodus, où le cinéaste tournait de grandes scènes de foule avec pas moins de six caméras pour être plus rapide. Prenez-en de la graine.

Ce serait dur de traiter Scott d’apôtre du politiquem­ent correct. Le cinéaste, qui a donné au cinéma quelquesun­es de ses plus belles icônes féminines (Sigourney Weaver dans Alien, Susan Sarandon et Geena Davis dans Thelma et Louise et, en poussant un peu, on pourrait même se mettre à réhabilite­r Demi Moore dans À armes égales) et donné à Denzel Washington l’un de ses plus grands rôles avec American Gangster, pouvait se permettre d’envoyer chier il y a quelques années les critiques qui trouvaient trop blanc le casting d’Exodus : Gods and Kings. L’héroïne du Dernier Duel, c’est Jodie Comer, confrontée au terrible pouvoir de vie et de mort des hommes sur les femmes (violée, elle risque la mort si son accusation est fausse). Un film de son temps, donc ? Non, pas celui des modes volatiles fourrées au chausse-pied dans les production­s américaine­s de plus en plus flippées par la perspectiv­e de la mauvaise pub. Mais signé d’un cinéaste qui n’a de leçons de progressis­me à recevoir de personne.

« Ce mec ne peut pas faire un Alien » : d’après Neil Blomkamp, c’est ce que Ridley Scott se serait dit après avoir vu Chappie, et ce qui l’aurait décidé à mettre au panier son projet de film Alien, annoncé début 2015 puis annulé en octobre de la même année, malgré l’investisse­ment de Sigourney Weaver. Depuis, Scott a tourné Alien : Covenant, suite de Prometheus, déjà prequel d’Alien. Et Scott a confié à Noah Hawley (Fargo, Legion) le poste de showrunner d’une série télé Alien. Moralité ? Peut-être que Scott affirme à travers cette

attitude un poil dirigiste que le seul maître d’Alien sur grand écran, c’est lui, et personne d’autre. Pourquoi, alors, a-t-il laissé Denis Villeneuve s’emparer de Blade Runner 2049 ? Parce qu’il sent bien que le Québécois est aussi un cinéaste fondamenta­lement classique, dont le modèle de réalisatio­n – en termes de direction, de planificat­ion plus que de style visuel – est véritablem­ent Ridley Scott. D’ailleurs, ce dernier devait tourner Dune avant David Lynch, et voilà que son disciple a pris la relève en s’emparant du roman de Frank Herbert…

Parmi les dizaines de projets sur son bureau, Scott semble prêt à enchaîner les deux suivants : Kitbag, qui verra l’ascension de Napoléon (incarné par Joaquin Phoenix) mais à travers sa relation avec sa femme Joséphine (peut-être jouée par Jodie Comer)… Et une suite de Gladiator sans Russell Crowe (et encore) qui pourrait se concentrer sur Lucius, le fils de Lucilla (Connie Nielsen), qui pourrait même – attention, grosse rumeur – être joué par Chris Hemsworth. Ça vous semble bizarre ? Si vous avez lu les lignes qui précèdent, vous saurez que rien n’est impossible pour Ridley Scott, le dernier des classiques. Reste à savoir si les deux films sortiront le même mois.

LE D ERNIER D UEL

De Ridley Scott • Avec Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer… • Durée 2 h 32 • Sortie 13 octobre

LE DERNIER DUEL EST

UN FILM SIGNÉ D’UN CINÉASTE QUI N’A DE LEÇONS DE PROGRESSIS­ME À RECEVOIR DE PERSONNE.

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