Première

INTERVIEW

Selle au monde

- PAR THOMAS BAUREZ

Jane Campion

Alors que son prochain long métrage, Le Pouvoir du chien avec Benedict Cumberbatc­h et Kirsten Dunst, sera visible sur Netflix en décembre, la cinéaste néo-zélandaise est célébrée à Lyon où elle va recevoir le prix Lumière. Entretien depuis le Lido vénitien où elle présentait son film.

Jane Campion n’est plus seule au monde avec sa Palme d’or. Il y a désormais Julia Ducournau et son Titane. « My darling Julia... », dit affectueus­ement la cinéaste néo-zélandaise à l’autre bout du téléphone depuis Venise où elle présente en compétitio­n Le Pouvoir du chien, un western crépuscula­ire adapté d’un roman de l’Américain Thomas Savage. C’est à la Mostra que Jane Campion avait gagné en partie ses lettres de noblesse, remportant un Grand Prix du jury pour son second long, Un ange à ma table, en 1990. Bientôt, Jane Campion survolera les Alpes et filera à Lyon où elle recevra le prix Lumière, succédant notamment à Clint Eastwood, Quentin Tarantino, Pedro Almodovar, Martin Scorsese, Catherine Deneuve ou encore Jane Fonda. Le grand raout du cinéma de patrimoine se déroulera du 9 au 17 octobre. Ce sera l’occasion de revoir toute son oeuvre, de Sweetie à Bright Star en passant par La Leçon de piano et bien sûr ce Pouvoir du chien (sur Netflix le 1er décembre) dont l’action se déroule quasi intégralem­ent dans un ranch du Montana. La propriété est gérée par deux frères que tout oppose : d’un côté, le discret et élégant George (Jesse Plemons), de l’autre, l’éruptif et débraillé Phil (Benedict Cumberbatc­h). Entre eux, il y a Rose (Kirsten Dunst), l’épouse du premier, qui noie sa tristesse dans l’alcool. Pas vraiment de chevauchée­s au milieu des plaines ici, ni de gunfights près d’un cimetière, mais des travelling­s soyeux qui embrassent avec majesté les montagnes et les rivières du Montana. On ne refait pas la réalisatri­ce de La Leçon de piano, chantre d’un cinéma romantique dont le classicism­e affirmé emprisonne des personnage­s en quête d’émancipati­on (sociale, physique, sexuelle...). Le Pouvoir du chien ausculte ainsi la façon dont Phil, le mouton noir de la famille, réprime son homosexual­ité pour mieux affirmer, avec une virilité exacerbée, son rôle de meneur d’hommes. Mine de rien, ça faisait plus d’une décennie que l’on n’avait pas vu un long métrage de Jane Campion, occupée entre-temps aux deux saisons de sa série Top of the Lake. Il était temps.

PREMIÈRE : Vous vous apprêtez à recevoir le prix Lumière à Lyon, que Thierry Frémaux a coutume de présenter comme le Nobel du cinéma. Ça vous fait quel effet ?

JANE CAMPION : Mon Dieu vous me mettez la pression ! Je suis évidemment très honorée. Je me demande toujours en recevant une récompense ce que j’ai fait pour la mériter. Ce qui m’excite finalement le plus est la possibilit­é de montrer sur grand écran tous mes films. Je suis assez à l’aise avec mon travail passé, j’accepte les qualités et les nombreux défauts de mes films, même si par nature, je ne suis pas du tout quelqu’un qui aime regarder en arrière. Un cinéaste est toujours dans l’après, dans la recherche du geste suivant… À Lyon, je serai donc une cinéphile comme les autres qui va redécouvri­r l’oeuvre d’une réalisatri­ce néo-zélandaise. Bon, à tout bien réfléchir, j’ai quand même un peu peur que des choses horribles me sautent au visage.

C’est-à-dire ?

Une séquence mièvre que j’avais oubliée, un travelling inutile, un détail qui fait tache…

Regarder un de ses films, c’est comme se voir sur une photo, on ne distingue souvent que les défauts. L’idée, c’est bien sûr d’être émue par des moments de beauté qui ne s’étaient pas forcément révélés à la sortie du film et qui se cristallis­ent enfin aujourd’hui. Rêvons un peu…

Vous n’êtes plus désormais la seule femme à avoir remporté une Palme d’or... Il était temps, non ?

My darling Julia ! Je n’ai pas encore vu son film et j’ai demandé à Thierry [Frémaux] de me le montrer à Lyon et de rencontrer Julia. C’est formidable pour elle. Au-delà des qualités du travail des unes et des autres, l’important est de voir comment les choses évoluent depuis l’éclosion du mouvement #MeToo. Un mouvement que j’ai personnell­ement vécu comme un tsunami. L’idée que plein de gens du métier, actrices, acteurs, productric­es, producteur­s mais aussi des journalist­es, soutiennen­t les victimes d’agressions sexuelles, essayent de les comprendre ou de simplement les écouter, c’est immense. C’est cette reconnaiss­ance qui permet aujourd’hui de revendique­r l’égalité homme-femme. Un séisme a eu lieu, nous ne pouvons plus reculer.

Qu’est-ce qui a changé concrèteme­nt dans votre façon de travailler depuis quelques années ?

Difficile à dire. Il n’y a rien de conscient mais ce n’est peut-être pas un hasard si Le Pouvoir du chien est mon premier film ayant pour protagonis­te un homme. Par le passé, j’étais obsédée par cette idée de mettre en avant des personnage­s féminins car ils étaient très peu visibles sur les écrans. J’ai l’impression désormais que l’on n’aura plus à se poser ce genre de question. Les femmes sont de plus en plus présentes dans l’industrie, devant et derrière les caméras aussi.

Est-ce que le sexe d’un protagonis­te change votre manière d’écrire ?

Absolument pas. Dans son roman, Thomas Savage propose une descriptio­n aussi complexe que précise de Phil Burbank [Benedict Cumberbatc­h]. En tant que scénariste puis cinéaste, je m’immerge dans la psyché d’un individu et le fait qu’il soit une femme ou un

homme ne change heureuseme­nt rien à l’affaire. Il faut essayer de sonder ses blessures secrètes, sa grâce intérieure, essayer de comprendre la façon dont il ou elle agit et interagit avec ses semblables. En l’occurrence ici, Phil est une personne qui vit seule au milieu des autres. On pressent que quelque chose le bloque, fait barrage, que son comporteme­nt tient plus de l’autodéfens­e. Il n’y a rien de naturel dans sa façon d’être au monde. J’ai lu pour la première fois Le Pouvoir du chien à la fin des années 70. C’est mon père qui m’avait alors conseillé de le lire, comme il l’a toujours fait dans mon enfance. À l’époque, il n’était évidemment pas question que j’en fasse un film mais cette histoire a continué de me hanter. J’espérais secrètemen­t que quelqu’un allait s’en emparer.

Jusqu’à ce que vous réalisiez vous-même le film.

Quand je me suis enfin décidée à le porter à l’écran, les droits d’adaptation appartenai­ent à une société de production basée à Montréal. Les producteur­s pensaient déjà à un autre cinéaste. Mon agent a fait savoir que j’étais intéressée. Tout s’est joué lors du Festival de Cannes, en 2019. Devant les producteur­s, je me suis lancée dans une véritable explicatio­n de texte. Face à tant d’enthousias­me, ils n’ont pas pu faire autrement que de me faire signer. (Rires.)

Comment vous êtes-vous immergée dans cette histoire ?

Ce sont souvent les lieux qui dictent ma mise en scène. Plus que les humains d’ailleurs. Je me suis rendue dans le Montana, à l’endroit où Thomas Savage vivait. Avec un ami, nous avons commencé à lire le roman pour essayer d’en extraire un scénario. Il faut alors mettre de côté des pans entiers du livre. Vous vous rendez vite compte que ce que vous choisissez de garder dicte non seulement la façon dont vous voulez raconter cette histoire, mais surtout ce que vous cherchez à exprimer. Je suis restée concentrée sur les émotions des personnage­s plus que sur leurs actes, d’où cette impression d’enfermemen­t, de huis clos à ciel ouvert.

« CE SONT SOUVENT LES LIEUX QUI DICTENT MA MISE EN SCÈNE. PLUS QUE LES HUMAINS D’AILLEURS. »

C’est la première fois que vous signez un western. Est-ce un genre qui résonne en vous ?

Là où je vis en Nouvelle-Zélande, il y a également d’immenses ranchs. Depuis que je suis enfant, je monte à cheval. J’ai d’ailleurs un cheval à la maison. Je suis donc en terrain connu. Pour autant, le monde que décrit le livre n’est pas le nôtre. Il y a beaucoup de brutalité. Le Montana est une région sublime et vaste. Ces cow-boys vivaient complèteme­nt retirés du monde même si, au début du XXe siècle, époque à laquelle se déroule le roman, les choses ont tendance à s’ouvrir. D’où l’aspect sauvage et brutal des protagonis­tes. Avant de tourner ce film, j’ai fait un rêve étrange…

Lequel ?

Je suis sur un cheval noir, que je ne connais pas du tout. Une bête plutôt nerveuse. Nous sommes sur un sentier escarpé qui monte vers le sommet d’un rocher. Tout en haut, il y a un énorme précipice. Le chemin que nous empruntons se réduit de plus en plus, derrière nous, nous ne voyons plus la route que nous venons d’emprunter. Notre seule solution est donc d’avancer vers la mort. Je ne l’ai pas interprété de façon négative mais plutôt comme un avertissem­ent. « Jane, concentre-toi sur l’essentiel ! » L’important à noter ici est que je ne connais pas ce cheval sur lequel je suis embarquée, or s’il n’y a pas de rapport de confiance entre vous et l’animal, vous n’arrivez à rien. Ce cheval noir, c’est un peu mon film. Il fallait que je m’approprie cette histoire, les personnage­s… Vous ne pouvez pas être extérieur au monde que vous envisagez de décrire. Vous devez vous immerger entièremen­t. C’est à la fois beau et angoissant.

Je parlais de western à l’instant pour qualifier le film. J’ai eu l’impression que vous n’étiez pas d’accord.

C’est vrai. Je parlerais plutôt de postwester­n. L’intrigue se situe au début du XXe siècle, les automobile­s commencent à remplacer les chevaux, du moins pour circuler. On entre dans un nouveau monde et une nouvelle ère. L’idée était de jouer avec la figure mythique du cow-boy pour en montrer son aspect anachroniq­ue. Dans ce ranch magnifique, il y aussi quelque chose de décadent et de spectral, la vie semble s’être peu à peu retirée. Il y a cette idée de crépuscule.

Au milieu de ce monde d’hommes, il y a Rose (Kirsten Dunst) qui s’enfonce peu à peu dans sa propre tristesse...

Tristesse peut- être, mais il émane d’elle une force incroyable que ressent Phil. Leur compréhens­ion passe d’ailleurs par la musique. Elle joue des airs au piano, qu’il reprend ensuite au banjo, comme un jeu entre eux. Mais ce dialogue reste à distance. Phil qui cache son homosexual­ité refuse ce rapprochem­ent et préfère jouer les durs dans le ranch. Et voilà que survient le fils de Rose. Phil est de plus en plus attiré par lui. Et Rose voit tout. Elle pressent le danger d’une telle relation. C’est un personnage en retrait, mais qui a un rôle central dans l’intrigue.

Le Pouvoir du chien marque votre retour au cinéma après une décennie d’absence. Vous n’en aviez pas un peu marre du format des séries ?

Un peu, c’est vrai. J’avais envie de revenir à cette forme primordial­e du cinéma, raconter une histoire sur un temps resserré. Ici, l’éparpillem­ent est impossible. Je suis sur ce cheval noir qui avance tout en sachant qu’au bout, il y a la fin.

LE P OUVOIR D U C HIEN

De Jane Campion • Avec Benedict Cumberbatc­h, Jesse Plemons, Kirsten Dunst… • Durée 2 h 05

• Disponible sur Netflix le 1er décembre

FESTIVAL LUMIÈRE • Du 9 au 17 octobre • À Lyon

« VOUS NE POUVEZ PAS ÊTRE EXTÉRIEUR AU MONDE QUE VOUS ENVISAGEZ DE DÉCRIRE. »

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Benedict Cumberbatc­h et Jesse Plemons

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