2021 L’odyssée de l’Orange
Le manifeste agit-pop de Kubrick a traversé les époques en changeant constamment de statut et de qualificatif. Mais qu’en reste-t-il cinquante ans plus tard ?
DANS LES 70s
Orange mécanique débarque dans les salles américaines en décembre 1971. C’est vraiment Noël : Les Chiens de paille de Peckinpah sort la même semaine ! L’époque semble prête pour un déferlement d’ultraviolence et va donc faire un triomphe à l’adaptation du livre d’Anthony Burgess par Kubrick. C’est plus qu’un succès : un phénomène de société. En France, le film attire 7,6 millions de curieux – une folie. Les députés s’inquiètent, les vieux paniquent, les éditorialistes éditorialisent, et les plus jeunes, eux, s’en emparent comme d’un totem, un signe de ralliement, l’équivalent ciné des gros albums rock mythiques de l’époque, type Who’s Next ou Sticky Fingers. À Londres, des fans font la queue habillés en droogies. Si 2001 était un trip à l’acide, Orange mécanique fait l’effet du speed.
DANS LES 80s
Orange mécanique a tellement imprégné l’imaginaire des cinquante dernières années qu’on a tendance à oublier que sur sa terre natale, l’Angleterre, il fut invisible pendant vingt-cinq ans. Fatigué par les polémiques (en 73, une vague de viols, de meurtres et de passages à tabac est attribuée à « des bandes style Orange mécanique » ), Stanley Kubrick, sans en avertir personne, retire le film de la circulation début 74 et en interdit toute projection publique ou diffusion télé. Au pays des Sex Pistols et de Danny Boyle, c’est donc uniquement via des copies vidéo pirates qu’on pourra découvrir l’objet du scandale. Ou alors en traversant la Manche : en France, le film ressort régulièrement et cartonne à chaque fois, 1,3 million de spectateurs pour la reprise événement de janvier 92.
DANS LES 90s
C’est dans les années 90 que la génération qui a biberonné à l’Orange arrive à maturation. Vingt ans après sa sortie, le film de Kubrick est partout. Dans les clips de Blur ( The Universal, réalisé par Jonathan Glazer), dans les parodies des Simpson… Sa sortie (tardive) en LaserDisc et VHS, en 96, est un événement. Il influence aussi bien les théoriciens austères (le Michael Haneke de Funny Games) que les clippeurs goguenards
(le David Fincher de Fight Club) et encore plus les théoriciens clippeurs (l’Oliver Stone de Tueurs nés). Orange mécanique est tellement présent, tellement cité, tellement pompé, qu’on n’aura bientôt même plus besoin de le regarder.
DANS LES 00s
C’est l’heure du grand inventaire kubrickien : le Maître est mort en 1999, la date de péremption de son chef-d’oeuvre visionnaire (2001) est dépassée, les DVD sont là, à portée de main… Alors, on revoit, rediscute, réévalue. Il y a les classiques qui ne bougent pas (Les Sentiers de la gloire, Docteur Folamour), les mal-aimés qui se sont finalement imposés comme des évidences (Barry Lyndon)… Au fil des tops, des commentaires et des articles, on réalise que celui qui déclencha les passions les plus folles n’excite désormais plus grand monde. À l’heure du vintage, son esthétique futuriste semble figée dans les seventies. Ça y est : Orange mécanique est devenu un vieux film. Et si le « pire Kubrick » (il en faut bien un), c’était lui ?
DANS LES 10s
La violence partout, la toute-puissance des images, la tentation du contrôle social par des gouvernements… Stanley Kubrick et Anthony Burgess ne s’étaient pas trop gourés en essayant d’imaginer le monde de demain (d’aujourd’hui, donc). C’est d’ailleurs un peu le problème d’Orange mécanique : on ne le cite plus pour parler de cinéma, seulement comme emblème d’un désordre sociopolitique. Symptôme : Marine Le Pen a pour livre de chevet un ouvrage intitulé La France Orange mécanique, gros succès de librairie qui a popularisé le terme « ensauvagement ». Les éditorialistes et les politiques ont gagné. Pendant ce temps au cinéma, c’est 2001 qui fait des petits (Interstellar, Gravity, The Tree of Life…) et c’est à Shining qu’on consacre des documentaires obsessionnels (Room 237). La mécanique d’Orange s’est enrayée.
DANS LES 20s
Symbole du désintérêt de l’époque à son égard, Orange mécanique fut probablement le Kubrick le moins bien chouchouté lors de l’inévitable passage à la haute définition. Le soin maniaque apporté à son remaster UHD, qui sort en octobre, signifierait-il que les années 2020 n’attendaient que lui ? Disons que la grande nouvelle offerte par cette restauration grand luxe, c’est que le film ne bouge désormais plus, et que notre époque ne sera ni son alliée ni son bourreau. Les trois premiers quarts d’heure enchaînent encore et toujours les morceaux de bravoure, compilant des saynètes rocks 70s électrisantes, grotesques et décisives. Et puis tout s’arrête net, et on se met alors à jacasser, à sociologiser et à satiriser, jusqu’au (merveilleux) générique de fin. Exactement comme dans notre dernier souvenir. Cinquante ans plus tard, le rejeton turbulent de Kubrick a cessé d’avoir la bougeotte. Orange mécanique est fin prêt pour son entrée au musée.