BLACK CHRISTMAS
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Les historiens du cinéma l’appellent « l’inventeur du slasher », les fans du genre lui préfèrent largement Halloween et la postérité ne semble pas vouloir de lui. Ça n’empêche pas ce pur chef-d’oeuvre de débarquer enfin en Blu-ray en France. Alors, c’est Noël ?
Cela ne vous aura pas échappé, les bogeymen sont de sortie. Dans les salles, Michael Myers et Candyman viennent ce mois-ci se présenter aux millenials, et au rayon UHD, c’est Ghostface qui se fait relifter pour fêter les 25 ans de Scream et de ses meurtres post-modernes. C’est bien le moment de l’année où l’on dépoussière les couteaux, les masques et les psychopathes. Après cette petite sauterie païenne, on remisera le tout, et débouleront alors les dindes aux marrons et les feel-good movies qui vont avec. Tout cela pour vous dire que si vous n’avez jamais entendu parler de Black Christmas de Bob Clark, c’est tout à fait normal puisque ce film s’est complètement gouré de saison. Un slasher en plein Noël, c’est non seulement un concept absurde mais c’est aussi un vrai suicide commercial. Sauf qu’à l’époque, en 1974, personne n’était au courant de ces règles. Si le genre slasher (nécessitant trois ingrédients : un tueur mystère, des victimes, une arme blanche) avait bel et bien été inventé par des fins gourmets du carnage (Psychose en 1960 ou La Baie sanglante en 1971, faites votre choix), il n’avait pas encore été théorisé par Hollywood et ses cols blancs. Pour cela, il faudra attendre le méga succès de Halloween, un film qui lui, avait tout compris à l’importance des saisons dans l’industrie du divertissement.
SLASHER 100 % CANADIEN. Mais en 1974, on était encore loin de ces considérations, et Black Christmas peinait à trouver sa place. Pas du cinéma de drive-in, évidemment pas un film à Oscars : si on tenait à le ranger à tout prix dans une case, ça aurait pu être celle du Nouvel Hollywood, sauf que le film est 100 % canadien. Une comète débarquée d’ailleurs, ce film ? Disons qu’on y trouve quand même de gros bouts de L’Exorciste, sorti dix mois plus tôt. Pas tant pour ses débordements gore que pour cette manière de faire s’entrechoquer canevas horrifique, geste arty, fureur contre-culturelle, lucidité socio et… langage bien fleuri. Il est question ici d’un mystérieux maboule qui, à l’approche des vacances de Noël, va s’infiltrer discrètement dans le grenier d’une grande résidence un peu éloignée de tout. Elle est partagée par de ravissantes étudiantes 70s, traînant avec elles les problèmes des jeunes gens de leur époque (poids des traditions, idéalisme contrarié, tabou de l’avortement). Toutes sont chaperonnées par une vieille dame qui aime autant les noms d’oiseaux que la bouteille, et elles vont aussi être régulièrement dérangées par les coups de fil anonymes d’un gros porc taciturne et complètement glaçant (c’est le maboule du grenier, évidemment). À mesure que Noël va se rapprocher, le téléphone va malheureusement sonner de plus en plus souvent, et les cadavres vont aussi s’amonceler au coeur de la sororité.
CE QUI FAIT DE BLACK CHRISTMAS
UN OBJET FOLLEMENT 70S C’EST SA PURE DÉVIANCE
OBJET VISIONNAIRE. Si le dispositif vous parait parfaitement limpide et déjà bien cartographié, sachez tout de même que le film, lui, est complètement tordu, déroutant, illuminé. Black Christmas est un slasher qui s’ignore, ce qui est tout à fait rafraîchissant en ces temps un peu trop méta, et par conséquent, il ne fait à peu près rien de ce que l’on attend de lui. Il est étrangement rythmé, pas vraiment effrayant, profondément dérangeant. En d’autres termes, c’est l’assurance d’une soirée compliquée. Derrière sa petite mécanique du massacre bien ordonné, il s’amuse à dérouler tout un tas de tonalités parfaitement hétérogènes. On y voit des instants giallo (le meurtre de Margot Kidder, phénoménal), des bribes de naturalisme à gros grain, de stupéfiants motifs
kubrickiens ou des grumeaux de protestcinéma. Le tout serait joué sur une rythmique rock prog qui engourdit pour mieux électriser l’instant d’après. Bob Clark réussit évidemment tout ça sans une once d’opportunisme, s’accaparant et réagençant toutes les obsessions de la culture jeune de l’époque avec une vista foudroyante. C’est donc un objet de pur visionnaire auquel on a affaire. Il finira d’ailleurs par engendrer, par ricochet, l’un des genres les plus foisonnants de l’histoire du cinéma. Et pourtant, ce ne sont pas tant les différents marqueurs culturels et esthétiques qu’on aperçoit dans Black Christmas, qui en font un objet si follement 70s. C’est son authentique déviance.
MAUVAISE SAISON. Premier choc : les coups de fil passés par le tueur, vraiment craspecs et colorés par un lexique totalement impensable aujourd’hui. Plus barré encore : la manière dont le film organise, autour de la sororité, un petit ballet absurde et nihiliste, figuré comme une miniature de son époque. S’y croiseront des (flics) bas du front, des dépressifs, des égarés, des alcoolos ou des mégalos. En observant ce bestiaire avec beaucoup de méticulosité, Clark capte des trajectoires inouïes, comme celle de ce papa ahuri qui s’épuise pendant tout le film à chercher en vain sa petite fille, alors que son cadavre se décompose sagement au grenier, quelques mètres au-dessus de sa tête. Au-delà de l’effroi, le pathétique affleure. Le film est continuellement traversé par ces moments, à la fois sordides et poignants. Ils sont d’autant plus troublants qu’ils se heurtent constamment à l’imagerie béate de Noël qui enveloppe tout Black Christmas.
Ce malaise parfois insoutenable, qui habite le film et n’a rien à voir avec sa violence graphique, explique probablement la place très particulière qu’il occupe dans la cinéphilie contemporaine. Pas loin de cinquante ans après sa sortie, il n’est jamais devenu un classique (et surtout pas en France), mais ce n’est pas non plus un trésor caché (il a eu droit à deux remakes dans les quinze dernières années, un très geek, un autre très girl power, les deux épouvantables). On pourrait dire qu’il fait surtout office désormais de jalon décisif, fréquemment cité dans toutes les encyclopédies du cinéma (« le père de tous les slashers », « le film auquel Halloween a tout piqué »), mais ça ne serait pas rendre justice à son génie si singulier. C’est juste l’histoire d’un film qui s’est gouré de saison, et ça, le passage du temps n’y peut pas grand-chose. Son éditeur français a en tout cas pris soin de le sortir ces jours-ci, mais honnêtement, qui pourrait bien avoir envie de regarder un film qui s’appelle Black Christmas en plein Halloween ?