Mais qui a tué le box-office ?
L’un des plus grands quotidiens américains s’inquiète : le business est indéchiffrable, la culture du secret rôde partout, et les succès deviennent aussi imperceptibles que les échecs. Est-ce la fin de la culture box-office ?
Même les journalistes du New York Times semblent avoir perdu pied. « Aujourd’hui, analyser les chiffres du box- office équivaut à peu près à décrypter les symboles dans une oeuvre de fiction : toutes les théories se valent, et aucune ne peut être contredite », nous avouaient-ils début septembre. Il s’agissait d’un long papier intitulé « Quelle stratégie pour Hollywood dans un monde où on ne sait pas qui regarde quoi ? » et évidemment fort documenté. Il tentait de faire le point sur l’état actuel de l’industrie, tout en admettant qu’il ne pouvait déboucher que sur un lamentable échec : « Le seul constat possible en 2021, c’est qu’il n’y aura pas de constat possible en 2021. » La raison de ce foutoir dans un monde où les chiffres mettent habituellement de l’ordre ? Eh bien c’est qu’il n’y en a plus, de chiffres. La faute, comme toujours, aux plateformes qui refusent de communiquer leurs données personnelles, et plongent ainsi le business dans un vaste brouillard.
Ni chiffres ni communiqués
Cas d’école : le Suicide Squad de James Gunn. Un film qui a coûté très cher (185 millions de dollars), qui a rapporté assez peu dans les salles (156 millions dans le monde) mais qui, selon Warner, aurait été « le deuxième film le plus vu de l’histoire sur HBO Max » (la plateforme du studio). Aucun autre chiffre à ce sujet ne sera communiqué, merci. Les analystes du NYT se grattent la tête : « Comment mesure-t- on le succès d’un film aujourd’hui ? Au nombre de gens qui en parlent ? Aux ventes de billets en salles ? Aux abonnements qui grimpent lors de sa mise en ligne ? À une combinaison de tous ces paramètres ? » Plus compliqué encore : comment mesure-t-on le succès des films qui ne sont même pas des blockbusters ? Ceux sur lesquels il n’y a ni communiqué de presse ni discussion autour de la machine à café ? Comment savoir ce qui excite le public sans indicateurs officiels ?
Un système « à la demande »
À vrai dire, c’est cette manière d’utiliser le box-office en tant qu’outil de communication (« La comédie qui a fait le plus d’entrées depuis American Pie ! ») qui est désormais questionnée. « Le public est aujourd’hui habitué à un monde “à la demande”. Il semble moins obsédé par l’idée de foncer voir le nouveau film à la mode, celui qui cartonne dans les salles. La rythmique a changé », constate le NYT. On entrerait ainsi dans une époque où « l’actu du cinéma » devient un concept nébuleux, et où chacun organiserait son programme selon ses désirs du moment. Et pas selon des chiffres.
À la fin du mois de septembre, le patron de Netflix, Ted Sarandos, confirmait cette impression en dévoilant à des médias ravis tout un tas de données complètement insignifiantes au sujet de ses productions maison. Elles confirmaient par exemple que, surprise, les abonnés avaient beaucoup regardé Tyler Rake, Bird Box ou 6 Underground (il paraît même que, côté séries, La Casa de papel et Stranger Things marchent plutôt pas mal). Certes, Netflix ne nous avait pas habitués à nous servir autant de chiffres, mais malgré la profusion des stats, on constatait aussi qu’il n’apparaissait aucun enseignement. Les tendances et les goûts du public sont désormais un secret solidement gardé par les diffuseurs. Le seul constat possible en 2021, c’est que le box-office ne vaut plus un clou.