VALERIA BRUNI-TEDESCHI ESPRIT DE FAMILLE(S)
Dans la foulée des Amours d’Anaïs et de Cette musique ne joue pour personne, elle livre une composition génialement explosive dans La Fracture. Rencontre avec une actrice enjouée.
Il suffit souvent de quelques secondes pour percevoir que l’artiste qu’on interviewe a branché le pilote automatique pour répondre poliment et sans faire de vagues à des questions sur le film dans lequel il joue et qu’il n’a pas foncièrement adoré. Entendre Valeria BruniTedeschi parler de La Fracture vous fait ressentir exactement l’inverse. Un enthousiasme sincère, une joie communicative. Il faut dire que sa composition survoltée sous la direction de Catherine Corsini a entraîné les festivaliers cannois dans un roller-coaster émotionnel insensé qui a convaincu même les plus sceptiques sur le film. Elle y incarne Raf, une femme amoureuse tentant tant bien que mal de retenir sa compagne alors que la fin de leur couple semble inéluctable. Dopée à la morphine dans un service d’urgences où elle a été conduite après une mauvaise chute, elle est par ailleurs totalement dépassée par le chaos qui règne dans les murs de l’établissement et à l’extérieur où Gilets jaunes et forces de l’ordre se livrent à une bataille rangée. Ce côté survolté, c’est un peu sa signature d’actrice. Elle pourrait s’en lasser. Elle s’en délecte. « D’abord, il y a ce geste cinématographique de Catherine qui me semble nécessaire dès la lecture du scénario dans ce qu’il raconte sur l’amour, la société d’aujourd’hui, les êtres que nous sommes. Et puis, il y a ce bonheur à voir en Raf la grande soeur de la Martine que j’incarnais il y a trente ans dans Les gens normaux ... » Comme une visite à une amie de la famille perdue de vue. « Pendant ce tournage, je me suis sentie très reliée à ma jeunesse, cet âge où par amour on s’obstine jusqu’au bout, on n’a aucun filtre. » On perçoit à l’écran sa jubilation à balancer les logorrhées insensées qui s’échappent de la bouche de son personnage telle une pluie de missiles. « J’ai vécu ce tournage comme un premier film. C’est merveilleux de pouvoir retrouver ces sensations-là. » L’impression éclatante de cette composition doit aussi beaucoup au contraste qu’elle offre par rapport à celles de ses deux autres films toujours à l’affiche, Cette musique ne joue pour personne de Samuel Benchetrit et Les Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Tacquet, qu’elle a aussi vécus comme des replongées dans des familles de personnages. « Pour mon rôle chez Samuel, j’ai immédiatement pensé à Nénette et Boni de Claire Denis et encore plus au personnage qui m’avait fait connaître mon premier moment de jouissance au théâtre, la Baby Doll de Tennessee Williams. Charline, elle, me ramenait du côté de mes expériences chez Ozon. »
Dans Les Amours d’Anaïs, elle interprète, tout en calme, douceur et volupté, la femme d’un éditeur dont la jeune maîtresse tombe amoureuse. Et elle admet ne pas s’y être fondue naturellement. « J’étais frustrée de devoir être dans cette retenue-là. D’être la seule qui ne provoque pas la comédie. J’ai proposé des versions plus clownesques et Charline les a toutes refusées… malgré mes crises de larmes », ponctue-t-elle d’un éclat de rire. « Mais quand on voit le film, on comprend que Charline a eu mille fois raison. Et moi, j’ai un côté un peu maso car j’aime bien ces contraintes-là, cette obligation au calme. Cela fait naître des choses nouvelles, même si elles me dépassent sur le moment. »
Mère nourricière
À l’entendre, son plaisir à jouer, envers et contre toutes les frustrations parfois ressenties, semble grandir au fil des années. « Parce que j’ai la chance, en parallèle, de réaliser. Donc de ne pas avoir à accepter comme actrice des films juste parce que le vide me ferait peur. » On la retrouvera d’ailleurs dès l’année prochaine derrière la caméra avec Les Amandiers, dont elle termine le tournage. Une autre histoire de famille puisqu’elle revient sur ses années de formation à l’école de théâtre de Patrice Chéreau dans les années 80. « Je suis devenue adulte le jour où j’ai réalisé mon premier film, Il est plus facile pour un chameau… Avant j’étais un bébé qui pleurait en attendant qu’on le nourrisse. Aujourd’hui, je pleure toujours ! Mais je peux me nourrir moi-même et nourrir les autres en faisant tourner des comédiens que j’admire ou qui débutent. Et ça, ça n’a pas de prix ! » La gourmandise des familles qu’on se crée…