Première

Mais qui a bien pu réhabilite­r CRUISING ?

Considéré à sa sortie en 1980 comme un navet racoleur et homophobe, le film de William Friedkin fait aujourd’hui figure de sommet dans sa filmo. Mais comment diable un tel revirement a-t-il été possible ?

- U PAR FRÉDÉRIC FOUBERT

WILLIAM FRIEDKIN, FORCÉMENT

Quand il s’agit de réhabilite­r les films maudits de William Friedkin, il n’y a pas de meilleur avocat que William Friedkin. Après avoir sorti ces dernières années le génial Sorcerer du purgatoire où il croupissai­t depuis 1977, puis accompagné l’entrée de Police fédérale Los Angeles dans la postérité, le réalisateu­r de L’Exorciste s’est attaqué au cas plus épineux de Cruising, polar fou et échec cuisant, dans lequel Al Pacino traque un serial killer dans les clubs gays SM de New York. Ressuscité à Cannes en 2007, le film s’offre aujourd’hui un lifting (un chouïa trop flashy) en Blu-ray et se retrouve célébré comme un classique par la critique désormais unanime. Au train où vont les choses, on ressortira un jour French Connection en écrivant sur l’affiche : « L’autre grand polar du réalisateu­r de Cruising. »

YANN GONZALEZ ET JAMES FRANCO, UN PEU

Après avoir été quasi invisible, presque oublié, dans les années 80 et 90, Cruising, une fois ressorti du placard, s’est logiquemen­t mis à faire des émules. Les années 2010 auront été celles des citations et des hommages. Yann Gonzalez s’en inspire dans Un couteau dans le coeur, histoire de tueur fou décimant une communauté seventies undergroun­d, tout en prenant bien soin, en interview, de rappeler les sources esthétique­s de Friedkin (le porno gay New York City Inferno et son immense bacchanale cuir). James Franco, lui, délire dans Interior. Leather Bar. sur les fameuses 40 minutes « perdues » du film, que Friedkin avait coupées pour échapper au classement X. Personne, à vrai dire, ne sait ce qu’il y avait dans ces scènes supposées scandaleus­es. Mais tant mieux : ça alimente la légende.

AL PACINO, PAS DU TOUT

Si Friedkin est toujours partant pour raconter des anecdotes de tournage de Cruising, ne comptez pas sur Al Pacino pour jouer à ce petit jeu-là. À l’origine super chaud pour interpréte­r ce rôle très risqué (quelle star de son rang accepterai­t aujourd’hui d’être filmée cul nu et ligoté dans une séance de bondage ?), l’acteur déchante dès le tournage, quand le projet est taxé d’homophobie par la communauté gay new-yorkaise. Et il devient fou de rage à la vision du produit fini, qui n’a plus grand-chose à voir avec le script d’origine. Pacino demandera à sa petite amie de l’époque, Marthe Keller, de ne jamais regarder le film. Et il n’évoque que très rarement en interview sa prestation – la plus bizarroïde et impénétrab­le de sa carrière.

LES INTELLOS NEW-YORKAIS, BEAUCOUP

L’une des sources d’inspiratio­n de Cruising était un article écrit par Arthur Bell, publié dans Village Voice (la bible de la contre-culture newyorkais­e) et témoignant d’une vague de meurtres inexpliqué­s au sein des clubs SM du Lower West Side. Ironiqueme­nt, c’est le même Arthur Bell qui allait lancer la fronde contre le film, appelant ses lecteurs à en saboter le tournage. Les manifs furent très violentes et cette colère anti- Cruising devint un moment de cristallis­ation du militantis­me gay, dix ans après les émeutes de Stonewall. Aujourd’hui,

QUENTIN TARANTINO, À SA FAÇON

Fan notoire de Cruising (dont il a repris le It’s so easy de Willy DeVille dans la BO de Boulevard de la mort), Tarantino avait projeté le film à l’équipe d’une pièce qu’il jouait à Broadway dans les 90s : « Un triomphe !, explique-il dans le documentai­re Friedkin Uncut. Les homosexuel­s découvraie­nt un monde disparu, qui leur était inconnu. » C’est dans ce même docu qu’il raconte sa rencontre avec Friedkin, quelques années plus tard : « Je lui ai dit : “Hey, Billy, je me suis toujours demandé, pendant le tournage de les tensions sont oubliées et Village Voice publie des éloges : « Un film franchemen­t excitant à revoir alors que la chose la plus scandaleus­e qu’on puisse désormais faire dans un club gay new-yorkais est d’allumer une cigarette. »

Cruising, au moment où la communauté gay protestait contre le film, organisait des manifs, te traitait de tous les noms, et que toi tu continuais à filmer contre vents et marées, comment t’as vécu tout ça ?” » Réponse de l’intéressé : « J’ai adoré ! »

CRUISING

De William Friedkin • Avec Al Pacino, Paul Sorvino, Karen Allen… • En Blu-ray (ESC Éditions /Colored Films)

LE TEMPS, ÉVIDEMMENT

En 1980, de nombreux gays américains ne supportaie­nt pas que l’un des rares films à les représente­r choisisse une optique aussi sensationn­aliste, et lie de façon si grossière la pulsion sexuelle à la pulsion de meurtre. Rétrospect­ivement, pourtant, Cruising apparaît presque visionnair­e dans sa descriptio­n d’un monde infernal où la communauté homosexuel­le est frappée par un mal incontrôla­ble, incompréhe­nsible, qui préfigure les ravages du sida. Certains commentate­urs ont mis en avant cette idée bouleversa­nte : un nombre considérab­le de figurants du film – les véritables habitués des clubs SM, que l’on voit en arrière-plan des scènes où « cruise » Pacino – allait être décimé par l’épidémie dans les années qui suivirent.

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