Première

LA BONNE ANNÉE

Origin story suprême, Batman : Année un de Frank Miller au scénario et David Mazzucchel­lli au dessin a longtemps été considéré comme un chef-d’oeuvre de la BD dépressive avant de devenir, à partir de l’an 2000, une pure obsession hollywoodi­enne.

- PAR ROMAIN THORAL

Le titre fait office de programme : voilà l’origin story qui efface toutes celles qui ont précédé, et toutes celles qui suivront. Batman : Année un : chirurgica­l, direct, indiscutab­le. Frank Miller n’est pas du genre à demander la permission. Sa genèse de la chauve-souris n’est pas une rêverie postmodern­e ou un exercice de fan service, c’est du pur canon mythologiq­ue qui tonne fort et qui reste dans l’Histoire. Une petite centaine de pages et quatre chapitres, pour exposer à jamais le retour du jeune Bruce Wayne à Gotham et les premiers pas de son alter ego nocturne. En parallèle, le bizutage d’un jeune flic fraîchemen­t débarqué de Chicago et bientôt papa, Jim Gordon – la vermine de Gotham City va se charger de malmener son intégrité. Récit d’apprentiss­age à deux voix, Année un est aussi, surtout, un pur manifeste « millerien », c’est-à-dire brillant et discutable, sur les notions de justice et d’autodéfens­e. En entrecrois­ant sur douze mois les trajectoir­es d’un flic et d’un vigilante, l’album décrète in fine que l’ordre ne peut régner que si ces deux-là, Batman et Gordon, s’unissent durablemen­t. C’est la loi qui s’acoquine avec l’autodéfens­e, la démocratie qui embrasse la loi du Talion. À sa parution, à la fin des années 80, la BD remet subitement le Dark Knight au coeur de la pop culture et des discussion­s. Les ventes se redressent comme jamais, la bête est prête pour aller faire un tour du côté de Hollywood. Mais ni Tim Burton ni ce pauvre Joel Schumacher, qui n’ont jamais eu grand-chose à faire des affres du justicier masqué et lui ont toujours préféré ses antagonist­es carnavales­ques, ne choisiront d’aller s’abreuver dans cette genèse dépeuplée de super-vilains hauts en couleur et obstinémen­t anti-spectacula­ire. Elle infusera en revanche le film d’animation de Bruce Timm, Batman contre le fantôme masqué, autre origin story passableme­nt désenchant­ée et obstinémen­t réaliste.

Héritage

Le monde post-11/09 va néanmoins se charger de rendre l’oeuvre de Frank Miller immensémen­t populaire donc hollywoodi­enne. Bientôt, les adaptation­s de Sin City et 300 seront des triomphes mondiaux et des affiches dans toutes les chambres des ados. Mais avant ça, en 2001, le jeune Darren Aronofsky, sommé par la Warner de rebooter les aventures ciné du Caped Crusader, va se tourner très naturellem­ent vers Batman : Année un pour imaginer son premier blockbuste­r. Il ira même toquer à la porte de son auteur pour en cosigner avec lui l’adaptation. La mésentente entre les deux hommes sera totale (Miller dira fameusemen­t du cinéaste : « C’est la seule personne au monde à trouver ma vision de Batman trop aimable et gentille ») et sifflera la fin d’un projet qui a longtemps fait fantasmer la geekerie internatio­nale. Bien qu’il s’obstine à montrer ce que Miller s’appliquait à cacher (notamment l’exil du jeune Wayne et ses années d’entraîneme­nt), le Batman imaginé par Chris Nolan sera de son côté clairement conçu comme un héritier de celui d’Année un, trimbalant la même humeur maussade et la même verve politique, confirmant que les États-Unis vivent bien dans un album de Frank Miller. Dans les pages qui précèdent, Matt Reeves nous confie, lui, à quel point le comics fut décisif pour donner du corps et un peu de cohérence à sa vision de Batman. Comme Nolan, ou Timm, le réalisateu­r s’est néanmoins refusé à l’exercice de l’adaptation, préférant faire les poches de la BD plutôt que de s’y confronter. C’est le grand paradoxe de ce sommet que tout le monde rêve de gravir sans jamais savoir par quel versant l’arpenter. Trente-cinq ans plus tard, le génie nihiliste et l’ambivalenc­e idéologiqu­e de Batman : Année un foutent encore la trouille à ceux qui s’en approchent de trop près.

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