LA BÊTE DE GUERRE
Avant de commettre Waterworld et Robin des Bois, Kevin Reynolds fut l’une des plus belles promesses du cinéma américain. Western moderne situé en plein désert afghan, La Bête de guerre témoigne du talent de fou d’un auteur qui s’est sabordé beaucoup trop vite.
Comment peut- on aimer un film qui s’intitule Une bringue d’enfer ? Il faut forcément en revenir à la VO, l’appeler Fandango, et convoquer de fait une vision un peu snob du cinéma. C’est d’autant plus embêtant qu’il s’agit d’une production Amblin des années 80. Personne ici ne parle de Young Sherlock Holmes pour évoquer Le Secret de la pyramide. Ça ne se fait pas, ces films appartiennent à l’enfance, et l’enfance aime les choses simples et les traductions françaises. Oui mais voilà, Fandango est un film suffisamment hors format pour que le grand patron de la maison Amblin, un certain Steven Spielberg, ait exigé au moment de la sortie de faire retirer son nom du générique (c’est arrivé deux fois en quarante ans). D’ailleurs, ce n’est même pas un film pour enfants, ni même sur les enfants, à peine un teen movie pour ceux qui se rappellent qu’un jour ils ont été jeunes. Tout ceci pour vous dire que Fandango (car c’est comme ça qu’il faut l’appeler) réalisé par Kevin Reynolds en 1985, et starring Kevin Costner, est une oeuvre à part, unique, tristement méconnue, « culte » comme on dit pour se consoler. Dès qu’il en a l’occasion, Quentin Tarantino affirme qu’il s’agit « d’un des meilleurs premiers films de toute l’histoire du cinéma », mais ça n’a pas fait grand-chose pour sa postérité jusqu’à présent. Road-movie qui réussit l’exploit d’être à la fois cartoon et complètement désabusé, il enregistre, sur fond de standards pop joués à fond les ballons, la dernière virée en bagnole de cinq copains, dont deux vont partir dans quelques heures se faire massacrer au Vietnam. C’est peu dire qu’on y réglait quelques comptes avec l’Amérique et qu’elle ne lui a toujours pas pardonné, visiblement. Deux ans après ça, le même Kevin Reynolds persistait et signait, cette fois sans Costner, sans Spielberg ni tubes pop, en signant cette phénoménale Bête de guerre (très bon titre VF cette fois, sachant que l’original, The Beast, n’est pas mal non plus). Nouveau road-movie, nouveau film de bandes, nouvelle fable antimilitariste, et nouveau bide évidemment. Fort logiquement, l’un des meilleurs deuxièmes films de l’histoire du cinéma.
C’EST UNE ALLÉGORIE, UN WESTERN SE DÉROULANT AU BEAU MILIEU DE L’ASIE ET CARBURANT AUX DILEMMES MORAUX.
LE CAMPS DE L’ALTÉRITÉ. On est en 1981 en plein désert afghan, et un escadron de tanks russes vient de pulvériser un village paisible, situé entre trois troupeaux de chèvres et deux montagnes. Une fois le boulot terminé, l’un des véhicules et ses cinq occupants se paument sur le chemin du retour et sont alors pris en chasse par des résistants locaux, sous-armés, sans véhicule, mais ayant quand même réussi à dénicher un lance-roquette. Leur seule chance de transformer la bête de guerre soviétique en poussière afghane. Qui sont les héros ici ? On est dans un film hollywoodien de la fin des années 80, sorti d’ailleurs la même année que Rambo 3, ça ne peut donc pas être les Russes – d’autant plus que la scène d’ouverture affiche clairement leur sadisme panzer. Ils sont malgré tout interprétés par les « stars » du générique (Jason Patric, George Dzundza, Stephen Baldwin : chacun dans le rôle de sa vie) et parlent impeccablement anglais – signe que, salauds ou pas, on va quand même passer pas mal de temps à leur côté. Les guerriers afghans eux, causent en arabe avec des sous-titres, passent le film à remercier Allah, et vont être immédiatement désignés non pas comme les simples victimes mais bien les héros du récit – on passera aussi beaucoup de temps avec eux et tant pis pour ceux qui n’aiment pas les langues étrangères. Une première convention hollywoodienne vole alors en éclats : le camp des gentils, c’est pour une fois celui
de l’altérité. Une fois sa tambouille multiculturelle solidement organisée, le film passe ensuite son temps à nous trimbaler d’une troupe à l’autre, élaborant un grand balancier où les proies deviennent les prédateurs, et vice versa. À la fois monstre de métal indestructible et morceau de ferraille capricieux, la Bête du titre devient alors un symbole, une idée, une pure abstraction. Par orgueil, les Russes refusent de l’abandonner en plein désert. Par vengeance, les Afghans vont la prendre en chasse au péril de toute logique. Et par déduction, le spectateur va comprendre que ce qui se joue devant ses yeux dépasse complètement tout contexte historique et géopolitique.
ÉGARÉ. C’est donc une allégorie, un western baignant dans des synthés prog rock, se déroulant au beau milieu de l’Asie et carburant aux dilemmes moraux. Les Soviets y parlent américain parce qu’ils se comportent comme des Yankees impérialistes. Les Afghans eux se contentent de brandir le pachtounwali, ce code d’honneur vieux de 2 000 ans dans lequel le droit à la vengeance cohabite avec l’impératif d’hospitalité – qui s’applique même vis-à-vis de l’ennemi. « Quelle incroyable civilisation » s’ébahit Konstantin, le jeune soldat russe joué par Jason Patric, lorsqu’il découvre, grâce à un réfugié afghan, les préceptes des combattants locaux. La scène, stupéfiant champ- contrechamp capturé au milieu de la nuit et du désert, fait écho à La Flèche brisée de Daves tout en annonçant Le 13e guerrier de McTiernan et inscrit La Bête de guerre dans la tradition la plus noble du cinéma d’action américain. Le grand balancier qui régit le film va ensuite propulser le Soviet curieux chez les Pachtounes endeuillés, et forcera l’insubmersible machine russe à faire demi-tour au beau milieu de la course-poursuite engagée (une idée géniale dont s’inspirera le George Miller de Fury Road). Chasseur/chassé, barbarie/civilisation, vengeance/ hospitalité, marche avant/machine arrière : le film dialectise constamment son rapport au monde et à l’espace. À tel point que son personnage principal, Konstantin, va se retrouver in fine incapable de choisir un camp. Il finira son odyssée désespérément seul, hébété, flottant littéralement entre ciel et terre, dissous dans l’immensité d’un désert rocailleux. Un destin qui, très ironiquement, sera celui de Kevin Reynolds. Après l’insuccès de ses deux premiers films, remplis d’assurance et d’auteurisme, il finira lui aussi égaré, à la recherche de son identité, de ses croyances et de sa singularité. Artisan mou et friqué à la solde de la superstar Costner (Robin des bois, prince des voleurs, Waterworld…), ethnographe écolo (le beau Rapa Nui), téléfilmeur pour salle de classe (Tristan & Yseult, La Vengeance de Monte Cristo), il a eu la curiosité d’aller voir partout ailleurs mais n’a plus jamais retrouvé son camp de base. Une bête redoutable perdue à jamais dans le désert de Hollywood.