LE JOUR DE LA BÊTE
Trois pieds nickelés tentent d’empêcher la naissance de l’Antéchrist dans les rues sordides de Madrid. Derrière le rigolo trash et l’obsession millénariste typique des années 90, se loge un sommet de la trouille politique.
Autrefois figure clé de la contreculture européenne, aujourd’hui petit maître oublié du B à l’espagnol, Alex de la Iglesia est tombé en panne sèche il y a une quinzaine d’années de cela, après avoir tourné son premier long métrage délibérément mainstream, Crimes à Oxford, Cluedo matheux aussi excitant qu’une équation à dix inconnues. L’objet scinde désormais sa filmographie en deux parties (in)égales, témoignant de la grâce puis de la soudaine déroute de son auteur. De 2010 à aujourd’hui : un cycle de huit longs pas bien fameux, allant du lessivé Balada triste à l’inédit Veneciafrenia – qui devrait être disponible dans le courant de l’année sur Prime Video. De 1992 à 2006, en revanche, on assiste à un run du tonnerre. Du très secoué Action Mutante jusqu’au très flippant La Chambre du fils (pour la télé et sans rapport aucun avec le Moretti), c’est huit miniclassiques auxquels on a affaire. Aujourd’hui, tout ceci paraît bien loin, et cette demi-filmo n’est visitée que par un fan-club qui ne s’est guère étoffé depuis que nous avons changé de millénaire. C’est dommage car avant que tout ne se désagrège, il y avait chez de la Iglesia une véritable vision de cinéma, une manière très singulière d’enregistrer le chaos du monde, et qu’on pourrait situer quelque part entre Hara-Kiri, Luis Buñuel et Sam Raimi. La radicalité cartoon du cinéaste fait défaut à notre époque, son humour violemment politique et sa poésie heavy aussi.
ANTIHÉROS. Sentant probablement qu’elle agirait comme un parfait antidote aux maux de 2022, la toute petite boîte d’édition Extralucid Films vient de publier, dans des éditions de prestige, deux sommets réalisés coup sur coup et qui, ouf, s’avèrent toujours aussi revigorants. D’abord la suite plus ou moins officielle de Sailor & Lula, Perdita Durango, une trasherie fleur bleue, inédite en salles ici, préfigurant les meilleurs Rob Zombie, et où se croisent, excusez du peu, Javier Bardem, James Gandolfini et Screamin’ Jay Hawkins. Et puis il y a surtout Le Jour de la bête, deuxième long du cinéaste, sorti en 95 en Espagne et deux ans plus tard en France, comédie eschato où un prêtre théologien, un gros fan de métal et une vedette de la trash-tv vont faire équipe pour empêcher la naissance de l’Antéchrist, le soir de Noël dans les rues de Madrid. Pitché comme ça, on pourrait imaginer du Dupontel ibérique, sauf que le film d’Alex de la Iglesia fait vite exploser son concept « pieds nickelés et coup de poêle à frire dans la tronche », hilarant au demeurant, pour bifurquer vers une étrange déambulation pré-apocalyptique finissant lentement par glacer les sangs.
CHEMIN DE CROIX. À mi-film, lorsqu’il apparaît évident que les trois antihéros vont devoir oublier toute logique et se fier à leur intuition et aux signes qui apparaissent sur leur chemin, Le Jour de la bête passe sans sommation de la comédie trash à une horreur atmosphérique très déstabilisante, gorgée de symboles, d’inquiétude et d’étranges rimes visuelles. Madrid, visité de nuit et à travers ses ruelles les plus décaties, y devient effectivement une antichambre de l’enfer où se côtoie misère sociale, ultraviolence et milices d’extrême droite. Le cauchemar millénariste mis en place par le pitch, typique de la fin des 90s, n’a plus grand-chose de métaphysique désormais, et le trio va très concrètement se le prendre en plein visage jusqu’à ne plus tenir de bout. Le chemin de croix durera jusqu’à un final stupéfiant, où de la Iglesia tente une métaphore casse-cou, révélant in extremis le véritable horizon du projet et toute son audace prophétique. Le jour de la bête était surtout le jour de la bête immonde. 2022 n’attendait effectivement que son retour.