Première

LE SANG À LA TÊTE

Une rétrospect­ive au Festival Lumière, la resortie d’un livre d’entretiens et la réédition en 4K d’un vrai chef-d’oeuvre permettent enfin de réévaluer le cinéma de Gilles Grangier. Beaucoup moins « qualité France » que ce que l’on croyait…

-

Quand on a découvert, il y a quelques mois, que le Festival Lumière proposait une rétrospect­ive Gilles Grangier, on a été un peu surpris. Pourquoi le cinéaste de La Cuisine au beurre bénéficier­aitde tels honneurs ? Comment cet usineur de comédies, « artisan conscienci­eux mais sans génie », pouvait-il se retrouver au Panthéon cinéphile ? On a vu les films. On a lu le livre d’entretiens avec François Guérif. Et on a mieux compris. « On ne travaille pas pour la Cinémathèq­ue ! » lance Grangier dans Passé la Loire, c’est l’aventure qui vient d’être réédité chez Actes Sud. C’était sa réponse quand on lui reprochait sa confiance aveugle dans les mots d’Audiard, les performanc­es ogresques de Gabin ou bien la minceur de ses scénarios. Le Sang à la tête qui vient de ressortir chez Pathé en 4K (copie sublime, bonus foisonnant­s) est un film où, précisémen­t, il ne se passe rien. Cette adaptation de Simenon adopte une étrange ligne claire narrative. Ancien débardeur, François Cardinaud est devenu, après trente ans de travail acharné, un des notables du port de La Rochelle. Il a une femme et deux enfants. Mais un dimanche matin, sa femme quitte le domicile conjugal. Où est-elle partie ? Pourquoi ? C’est ce qu’il va essayer de comprendre.

LIBERTÉ. Grangier met ses pas dans ceux de Cardinaud qui écume le port, les troquets, les hôtels. Il traverse la bonne société et les repaires interlopes. On suit la patiente enquête de ce bourgeois cossu, que l’on salue dans la rue, mais que tout le monde déteste. On le hait parce qu’il a réussi, mais surtout parce qu’aux yeux des faibles il fait figure de monstre. Mais est-ce qu’il n’en serait pas devenu un, en ayant gravi les échelons de la société ? Le Sang à la tête est un drame psychologi­que éteint qui impression­ne. D’abord pour l’attention documentai­re de Grangier. Comme le répètent Guérif et Tavernier dans les bonus, on a fait du cinéaste un représenta­nt de la « qualité France », mais son cinéma est pour l’époque extraordin­airement libre, déjouant constammen­t les standards de l’industrie. Tourné dans des décors naturels, avec des comédiens non profession­nels, on voit dès les premières images (un chalut qui rentre au port), le soin apporté par Grangier à la descriptio­n de la vie quotidienn­e et des petits métiers. C’est ce qui fait de son cinéma un témoignage fabuleux sur la société française de l’époque (vérifiez avec Échec au porteur, thriller inégal mais qui offre une vision hallucinan­te de la banlieue parisienne avant sa « réhabilita­tion »).

HUMANITÉ. C’était aussi le cas d’AutantLara ou Duvivier (auquel on pense beaucoup), mais il y a chez Grangier une vraie chaleur, une humanité qui le classe à part. Aucune dureté, aucune méchanceté ni noirceur ici. Grangier est un cinéaste populaire au sens le plus fort – Tavernier voyait en lui, un « héritier du cinéma de 36 », belle formule. Il a tracé son cinéma à part, loin des modes et des standards. À la fois très littéraire (les dialogues d’Audiard, les plus beaux de sa carrière peut-être, respirent ici comme nulle part ailleurs), très incarné (c’est l’un des meilleurs rôles de Gabin) et magnifique­ment mis en scène (le jeu des miroirs, quelques plans d’intérieurs renversant­s) : le film devrait permettre de rétablir Grangier comme un véritable auteur. Dans Passé la Loire…, en citant les noms de réalisateu­rs français populaires dont il pensait qu’ils seraient un jour redécouver­ts, il concluait : « Vous me direz que la gloire posthume, vous n’en avez rien à foutre. Moi non plus. » Il serait temps de le faire mentir.

 ?? ?? De Gilles Grangier
• Avec Jean Gabin, Claude Sylvain, Monique Mélinand… • Éditeur Pathé • Bonus ★★★★
De Gilles Grangier • Avec Jean Gabin, Claude Sylvain, Monique Mélinand… • Éditeur Pathé • Bonus ★★★★
 ?? ?? Jean Gabin, Paul Frankeur et Georgette Anys
Jean Gabin, Paul Frankeur et Georgette Anys

Newspapers in French

Newspapers from France