TTOOUUSS TTOOUUSS TOUS EUPHORIQUES ?
Rue, Jules, Nate Lexi et nous
La série de Sam Levinson a pris son envol définitif au cours de la diffusion de sa seconde saison, dans le sillage de l’avènement Zendaya et d’un engouement générationnel contagieux comme un variant Covid. Une fièvre pop culturelle que rien ne semble désormais pouvoir faire retomber ni un finale bancal ni la violence des critiques, esthétiques, morales et sociologiques qui l’ont accompagnée. Jusqu’où ? culture, drug culture, pop culture. Du stimulus pur jus, irrésistible, dévastateur, indéfendable si l’on est membre de la commission de classification des films ou d’une critique française toujours paniquée par réflexe devant les oeuvres qui poussent le pulsio-mètre dans le rouge. Il y avait trop de tout dans Assassination Nation, et c’est sans doute ce qui a achevé de convaincre HBO que Levinson serait l’homme de la situation pour renouveler sa carte jeune. Adaptation très libre d’un hit générationnel israélien, Euphoria fut donc pensé pour être Assassination Nation, mais en pire : n’avançant plus masquée derrière le cinéma de genre, une série high school tout ce qu’il y a de plus classique mais avec des filles trop belles, des mecs trop beaux, des bites trop grosses, de la musique trop forte, bref des overdoses de tout : sexe, drogues, rock’n’roll, couleurs, rythme, battements de coeur, comme une rave géante sous ecstasy, un clip de rap sous coke ou un défilé de mode sous acide, mélange d’une version dégénérée de Showgirls (pléonasme), d’une soirée à la Playboy Mansion à Hollywood et d’un happening secret dans une boîte underground de Tokyo. Un rêve culte pour les gamins en quête de sensations fortes ou un cauchemar clipesque pour le parti, toujours dominant, de l’austérité filmique, c’était au choix, soumis aux seuls critères pop-culturels qui comptent vraiment : l’âge, l’enthousiasme, le succès, la part prise dans la conversation collective.
Feu mainstream
Les voies du culte étant impénétrables, on ne savait pas alors, dans l’euphorie d’une première saison stupéfiante, si le feu mainstream prendrait ou si l’on resterait confiné dans un laboratoire esthétique confidentiel. Quelques certitudes pointaient tout de même le bout de leur nez. L’avènement d’un cinéaste styliste majeur, l’évidence – Emmy à la clef – d’une actrice prodige, sorte de DiCaprio next gen, ni blonde, ni blanche, ni mec, entourée d’icônes en devenir : Jacob Elordi en poster boy
sulfureux, Sydney Sweeney en néo-Marilyn fantasmatique, Alexa Demie en mean girl explosive, Barbie Ferreira et Hunter Schafer pour faire le tour des féminités dites « contemporaines », en attendant la sage Maud Apatow, tapie dans l’ombre de sa normalité affichée. La parenthèse Covid aurait pu tuer le culte dans l’oeuf, elle a au contraire donné le temps à la curiosité et à l’attente mondiales de monter en flèche, comme on chauffe des pneus de F1 avant le départ, leur température indexée sur le niveau de célébrité du cast (mesurable par leurs nombres de followers, en constante expansion) et sur l’impact presque exagéré des deux « Christmas » et « New Year’s » specials de décembre 2020 et janvier 2021. On y était. Le tournage de la saison 2 pouvait commencer.
Fossé générationnel
Treize mois plus tard, la saison s’est achevée en creusant un fossé générationnel ahurissant, un précipice dans lequel il est presque miraculeux qu’elle ne se soit pas crashée. Elle a d’abord triomphé six semaines et épisodes durant, en déployant sa fulgurance formelle et ses arcs narratifs multiples comme un paon fait sa roue, devant une audience mondiale subjuguée. Chaque épisode contenait au moins un tour de force en lévitation : la back-story gangsta de Fez, le dealer grand frère et philosophe (épisode 1), la tornade Cassie, consumée par sa propre puissance érotique (épisode 2), la genèse de l’homosexualité refoulée de Cal (épisode 3) puis son burn-out familial (épisode 4), la ronde nocturne insomniaque de Nate (épisode 6), sans parler de la chute libre/ fuite en avant de Rue, au cours d’un épisode 5 gravant à jamais le visage de Zendaya sur le mont Rushmore de l’histoire de la télé internationale. À ce moment-là, le triomphe était total, l’impact, monumental, en particulier sur une population TikTok/ Instagram jusque-là peu concernée.
C’est là sans doute le tour de magie le plus fou de cette seconde saison. Lui-même ancien addict, Levinson avait 16 ans le 11 septembre 2001 et il a fait naître Rue, son héroïne, son avatar, incarnée par son alter-égale Zendaya, ce jour-là. Ce décalage temporel est un gimmick et un paradoxe avec lequel la série entière ne cesse de jongler. Les références pop (films, chansons, style) sont celles de l’adolescence de l’auteur hipster de 37 ans et (presque) jamais celles des jeunes dont la série est censée parler, encore moins celles des gamins auxquels elle est censée s’adresser. Les acteurs eux-mêmes sont absurdement vieux pour jouer des mineurs de 16-17 ans. Zendaya ? 25 balais. Barbie Ferreira, 25 également.
Jacob Elordi, Maud Apatow et Sydney Sweeney, 24. Hunter Schafer, le bébé de la bande ? 23. L’âge d’Alexa Demie restant indéterminé (quelque part entre 28 et 31 ans). Un grand écart accentué par le retard pris dans la seconde saison et dont Levinson joue en permanence pour brouiller les mécanismes d’incarnation et d’identification, légitimer une démesure sexuelle empruntant au manga (plutôt qu’au porno) et emballer l’ensemble avec une emphase esthétique probablement jamais vue dans un show télé.
Geste d’auteur
Pourtant, de façon inattendue, cette déréalisation – ou hyperréalité – semble être l’une des clés du pouvoir de séduction extraordinaire de la série sur les adolescents, qui la regardent comme une vue de l’esprit, un fantasme cosplay, une décharge d’adrénaline tellement outrancière
LEVINSON AVAIT 16 ANS LE 11 SEPTEMBRE 2001 ET IL A FAIT NAÎTRE RUE, SON HÉROÏNE, CE JOUR-LÀ.
qu’elle ne fait même plus mine de ressembler au réel. Plus de peur que de mal, tout cela n’est qu’un jeu édifiant, une prise électrique dans laquelle on prendra bien garde à ne jamais mettre les doigts soi-même. Le double finale (épisodes 7 et 8) qui clôt cette saison 2 est l’application littérale de ce basculement théorique, tous les acteurs réunis dans une salle de spectacle pour assister à la représentation d’une pièce qui n’est autre qu’une version scénique de l’adolescence de leurs personnages, donc de la série qu’ils sont supposés jouer et que nous, spectateurs, sommes en train de regarder. Le titre Euphoria s’inscrit sur la scène et Zendaya, Schafer, Sweeney et les autres rient, pleurent, grimacent, tandis que la scénariste metteuse en scène Lexi (Maud Apatow) supplante Zendaya comme double de Levinson, exjunkie devenu marionnettiste en chef d’une version Magicien d’Oz trash de son adolescence brisée. À ce stade, le quatrième mur disparaît, puis le troisième, le second, le premier, la série se désintègre sous nos yeux, presque tous les arcs narratifs sont abandonnés en rase campagne, les personnages s’effacent, ne reste que l’artifice mis à nu, le sortilège évaporé en poudre de perlimpinpin. C’est un instant sidérant, à la fois une frustration de spectateur inouïe et un geste d’auteur vertigineux, mélange de caprice et de panache par lequel Sam Levinson récupère la propriété d’une création que son cast et ses fans s’étaient mis à lui contester. Depuis le 27 février, le divorce avec la critique boomer est consommé mais la fièvre Euphoria ne redescend plus. Il y aura bien une saison 3, à reconstruire de fond en comble sur les ruines fumantes d’une autodestruction voulue, orchestrée, ordonnée par son créateur même, sous les huées et les hourras mêlés d’une audience estomaquée.
EUPHORIA – SAISON 2
Créée par Sam Levinson • Avec Zendaya, Maud Apatow, Alexa Demie… • Sur OCS