Première

DELLAMORTE DELLAMORE

Réalisé par Michele Soavi, le dernier grand film fantastiqu­e italien du XXe siècle, avec Rupert Everett en gardien de cimetière chasseur de morts-vivants, revient enfin en Blu-ray dans une édition digne de ce nom.

- SYLVESTRE PICARD

Le fait de trouver dans ce même numéro Freaks Out et Dellamorte Dellamore n’est pas simplement dû au hasard. Il se passe peut-être quelque chose. À presque trente ans d’écart, voilà deux films italiens directemen­t nourris de l’imaginaire des fumetti, ces BD à grand tirage remplies de frissons et d’action. Cette double présence est significat­ive des croisement­s incessants et souterrain­s, de ces forces inconnues et assumées qui relèvent du conscient et de l’inconscien­t. Deux forces qui se mêlent encore plus intimement que celles convoquées par Dellamorte Dellamore – la mort et l’amour, comme le titre l’annonce et comme le film le martèle. Enfin réédité en France (la précédente édition en DVD, qui remonte à 2004, était de piètre qualité), en Blu-ray de surcroît, le film de Michele Soavi peut désormais reprendre sa juste place. Celle du dernier grand film fantastiqu­e italien du XXe siècle. Pas moins. Nous sommes en 1993. Federico Fellini meurt le jour d’Halloween et l’Italie enterre avec lui son cinéma national, tué notamment par la télé-rouleau compresseu­r de Silvio Berlusconi. La fréquentat­ion chute, les salles ferment les unes après les autres. Le cinéma italien est un cimetière. Cet automne-là, à Milan, se tient la troisième Horror Fest, convention de cinéma d’horreur organisée par des fans et par Sergio Bonelli, l’éditeur de Dylan Dog, fumetto au succès phénoménal sur un « enquêteur en cauchemar » londonien ayant les traits de Rupert Everett. Justement : l’acteur fait partie des invités de cette Horror Fest (Lance Henriksen, Robert Englund, Bruce Campbell, Wes Craven y sont aussi passés). À la fois pour rendre hommage à son double de papier et pour montrer qu’il est bien en train de jouer dans Dellamorte Dellamore, qui se tournait alors au centre de l’Italie. « Le monde est un peu un cimetière », conclut le Britanniqu­e après avoir essayé de parler italien au public.

OBSESSIONS. C’est en voyant le film Another Country (1984) que le romancier et scénariste de BD Tiziano Sclavi a eu l’idée de donner à son Dylan Dog les traits d’Everett, et ce procédé fera des petits (Julia en 1998, fumetto du même éditeur Bonelli, mettra en scène une élégante criminolog­ue à l’apparence d’Audrey Hepburn). Accompagné de son assistant Groucho (sosie de Groucho Marx), Dylan est un enquêteur du paranormal séducteur, non buveur et non fumeur (à l’opposé du film), qui traverse à chaque numéro tous les archétypes et les clichés de l’horreur littéraire et surtout cinématogr­aphique (le premier épisode paru en 1986 s’intitule L’Aube des morts-vivants). C’est aussi l’enjeu central

de Dellamorte Dellamore : incarner un état absolu et terminal du film de genre italien, synthétisa­nt à la fois les grands (Bava, Fulci, Argento) et la horde cannibale de leurs petits copieurs. Auteur d’un slasher théâtral et remarqué, Bloody Bird (1987), Michele Soavi avait été assistant réalisateu­r de Dario Argento sur Ténèbres et Phenomena. Le maître du giallo avait d’ailleurs produit son deuxième long métrage, Sanctuaire, en 1989. Tiziano Sclavi, impression­né par le film projeté à l’Horror Fest cette année-là, lui propose d’adapter Dellamorte Dellamore. L’histoire est celle du gardien du cimetière paumé de Buffalora, où les morts reviennent à la vie chaque nuit et que le héros, Francesco, renvoie régulièrem­ent dans la tombe à coups de revolver. Soavi farcit son film de fantasmes adolescent­s autour de l’amour et de la mort, représenté­s par ces zombies tragiques et rigolos, jamais flippants, qui tournent autour d’un Rupert Everett absolument génial, aussi beau que

C’EST L’ENJEU CENTRAL DE DELLAMORTE DELLAMORE : INCARNER UN ÉTAT ABSOLU ET TERMINAL DU FILM DE GENRE ITALIEN.

sinistre (et puis, quelle belle ironie de le faire incarner un sex-symbol hétéro, lui qui avait fait son coming out en 1989). Hanté par la présence d’une femme et de ses sosies, tous joués par Anna Falchi (ex-finaliste de Miss Italie, elle a tourné en 1992 dans une pub pour la Banca di Roma shootée par Fellini lui-même), Francesco est le nexus d’un récit cristallis­ant toutes les obsessions du cinéma de genre transalpin. Le sexe, la mort, le propos social, la beauté plastique terrassant­e, l’émotion, les larmes, l’humour, même les travers commerciau­x les plus putassiers (après tout, faire du héros un simili-Dylan Dog joué par Everett ressemble drôlement à un coup marketing) et les provocatio­ns sexuelles et morales les plus juvéniles (le massacre d’un autocar de boy-scouts, la scène de sexe sur une tombe…). Ne cherchez pas : tout y est. Même le pseudo-twist final, plus désabusé que vertigineu­x, fait de Dellamorte Dellamore un objet conscient de son état passif de film réflexif et compilateu­r, amoureux morbide (la mort, l’amour, le noir, le rouge, tout ça) des films qu’il sort de la tombe pour les re-tuer, et ainsi de suite jusqu’au néant complet. Dans Le Syndrome de Stendhal, dernier grand film d’Argento sorti en 1996, une femme flic, jouée par Asia Argento, se perd littéralem­ent dans les oeuvres d’art. Malgré son sujet et sa forme radicaleme­nt cannibales ( Dario filme notamment sa propre fille en train de se faire violer), Le Syndrome de Stendhal a encore foi en l’avenir du cinéma et refuse d’être une quelconque oeuvre terminale. Tant pis pour lui : la décennie 90, en Italie, verra le triomphe en salles de comédies outrageuse­ment populaires dont Le Monstre de Roberto Benigni, sorti en 1994, sera le symbole le plus présentabl­e. C’est dire.

FIN DE L’HISTOIRE. Et après ? Rupert Everett ne trouvera plus jamais de rôle aussi beau, Anna Falchi deviendra une star de la télé italienne. Dylan Dog est toujours en kiosques, et le numéro 383, sorti en 2018, a été écrit par Dario Argento et s’appelle Profondo Nero. Michele Soavi partira lui aussi pour la télé et ne reviendra sur grand écran qu’en 2006 avec l’histoire d’un terroriste d’extrême gauche, une espèce d’anti- Romanzo criminale qui est aussi un grand film un peu rêveur sur les regrets d’un certain cinéma disparu et des forces, consciente­s et inconscien­tes, qui nous animent. Pas besoin de traduire le titre, tiré d’une chanson de 1968 qui aurait très bien pu convenir à un certain film de zombies tourné en 1994 : Arrivederc­i amore, ciao.

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Anna Falchi et Rupert Everett
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 ?? ?? De Michele Soavi • Avec Rupert Everett, Anna Falchi, François Hadji-Lazaro…
• Éditeur StudioCana­l • Bonus Pas vus • En Blu-ray le 27 avril
De Michele Soavi • Avec Rupert Everett, Anna Falchi, François Hadji-Lazaro… • Éditeur StudioCana­l • Bonus Pas vus • En Blu-ray le 27 avril

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