LE GÉANT DE LA STEPPE
Entre invention formelle, puissance d’évocation et légendes fantastiques, redécouverte d’un blockbuster soviétique qui retrace l’épopée d’un chevalier slave parti sauver Kyïv d’un terrible envahisseur.
Àquelques kilomètres de Kyïv (Kiev), des milliers de soldats envahissent les plaines alentour dans un chaos indescriptible. Objectif de l’assaut ? Prendre la cité et soumettre le peuple. Mais voilà qu’un dragon apparaît… Nous ne sommes pas sur BFM, mais devant un film d’Alexander Ptushko tourné en 1956. Pourtant, impossible de le regarder sans penser à ce qu’il se trame à l’Est. D’autant plus que, comme le rappelait récemment un historien : « Pour Vladimir Poutine, l’histoire doit lui donner la légitimité de son offensive. Il ne s’embarrasse de rien et façonne un roman national qui courait depuis le Xe siècle, comme si rien n’avait bougé depuis la Rus’ de Kiev. » Coïncidence, c’est l’époque et le lieu où se déroule Le Géant de la steppe. Quand le film commence, la province est envahie par les Mongols. Ilya est un paysan paralysé des jambes. Des prêtres païens le guérissent à l’aide d’une mystérieuse potion et lui confient une épée magique. Au même instant, sa femme est enlevée par les envahisseurs. Dotée d’une nouvelle force herculéenne, Ilya part à la recherche de son épouse. En chemin, il devient l’un des bogatyrs, ces chevaliers héroïques mi-héros mi-saints, et il va accomplir des prouesses : mettre en échec les Mongols, faire le ménage dans la royauté locale et mater des créatures fantastiques…
FOLLES VISIONS. Adaptant la légende d’Ilya Muromets, Alexander Ptushko signe une fresque d’une ampleur, d’une majesté et d’une beauté plastique stupéfiantes. Il utilise les grandes orgues des studios Mosfilm pour transformer le conte folk en blockbuster spectaculaire. Pour ce premier film soviétique réalisé en Scope et en son stéréophonique, on raconte que Ptushko dirigea 106 000 soldats et 11 000 chevaux dans les scènes de combats. Elles prennent d’ailleurs l’aspect d’un étourdissant ballet et ses monstres magiques sont des merveilles d’invention que ne renierait pas Ray Harryhausen. Car plus qu’un général de brigade, Ptushko est un vrai cinéaste qui passe en un clin d’oeil d’une scène de bataille orgiesque à de la comédie triviale avant d’enchaîner avec un numéro chantant aussi naïf qu’enchanteur. On n’oubliera pas la séquence décrivant les assauts répétés de la cavalerie des Mongols contre les paysans ou le siège final de Kyïv, ni l’apparition du Rossignol, nain boursouflé juché sur une pierre et qui, dans un souffle, fait vibrer les bouleaux ou arrache les murs de la cité. Encore moins Zmey Gorynych, le dragon titanesque... C’est cette démesure qui rend le film toujours aussi puissant. Ces visions folles et surtout la manière dont Ptushko parvient à conjuguer virtuosité formelle et naïveté poétique. Si on l’a surnommé le Walt Disney soviétique ou le Willis O’Brien russe, c’est plus du côté de Tsui Hark et de Zu qu’il faudrait chercher un équivalent (plus contemporain). On retrouve dans les deux films ce même mélange délirant de légendes ancestrales, de psychédélisme lyrique et d’épopée guerrière.
ÂME SLAVE. Mais découvrir ce film au moment où l’armée de Poutine encercle la capitale ukrainienne crée un vertige supplémentaire. Par une amère coïncidence, Le Géant de la steppe démontre l’absurdité d’un conflit fratricide et rappelle que Kyïv a longtemps été le coeur vibrant de la culture russe. Impossible d’ignorer l’ADN soviétique et donc propagandiste du film (on est en 56, et les troupes soviétiques écrasent Budapest), mais Ptushko signait un film anti-dictatorial qui chantait aussi la fierté de l’Ukraine et cachait une fable sur la beauté de l’âme slave. Dans une ouverture grandiose, un vieux bogatyr s’éteint et donne ses reliques à une troupe de prêtres chargée de les passer à un honnête homme… Manière pour le cinéaste d’évoquer la nécessaire circulation des légendes, leur puissance libératrice (à l’instar de son cinéma), et de rappeler le besoin fondamental des mythes qui cimentent ce peuple fier et indépendant. Le Géant de la steppe ne pouvait pas mieux tomber…