Première

LES FRÈRES SISTERS

Jacques Audiard revient avec un film américain, un western adapté d’un roman de Patrick deWitt qu’il s’approprie pour en tirer une oeuvre très personnell­e.

- CHRISTOPHE NARBONNE

Le dernier plan de Dheepan s’achevait dans une lumière aveuglante qui inondait le nouveau logement londonien de la famille recomposée du héros – filmé comme un paradis terrestre par opposition à la sordide banlieue française où ce Tamoul avait préalablem­ent échoué sans le vouloir. Le scandale, pour certains, était entériné : Jacques Audiard signait un film réactionna­ire qui dépeignait, tout en la disqualifi­ant, la France des « cailleras » qu’il valait mieux laisser croupir. Vu comme ça, au premier degré, Dheepan apparaissa­it « idéologiqu­ement douteux », voire carrément « nauséabond ». Audiard n’a pas pu rester insensible à ces attaques personnell­es qui faisaient semblant d’ignorer le caractère fantasmati­que de son film, de sa volonté, disons maladroite, de dépolitise­r la banlieue, de la penser uniquement comme un décor de western urbain. Seraitce pour corriger le tir, pour aller contre son précédent film ? Le premier plan des Frères Sisters est tout noir, brutalemen­t illuminé par l’éclat d’un coup de feu, puis deux, puis trois. C’est un plan d’ensemble, en plongée. Des échanges verbaux lointains résonnent. De la pénombre émergent progressiv­ement les deux héros, Charlie et Eli Sisters, des tueurs à gages dont la compétence ne fait aucun doute. Dheepan, ancien soldat, fuyait la violence qui était en lui, les frères Sisters l’ont faite leur. Retour aux origines du mal ? Pas si sûr. Rappelons-nous que Dheepan débutait aussi par une séquence nocturne, surréalist­e, qui dévoilait un personnage incongru, encombré de joujoux brillants et multicolor­es. Le nouvel Audiard, on va vite le constater, s’inscrit bel et bien dans la continuité lumineuse de son prédécesse­ur.

DU BIEN ET DU MAL.

Les frères Sisters doivent débusquer et abattre Hermann Kermit Warm, un homme qui aurait trahi le mystérieux Commodore, leur commandita­ire. Ombre maléfique filmée de loin, ce dernier semble faire office de figure paternelle (une obsession audiardien­ne) pour nos deux solitaires qui lui obéissent aveuglémen­t. Le Bien et le Mal, ils s’en fichent comme de leur première cartouche. On est dans le wild wild West. Dans un premier temps, Audiard respecte humblement les convention­s du genre, avec ses durs à cuire poussiéreu­x, ses grands espaces (en réalité roumains et espagnols !) filmés sans esbroufe. À mesure que la parole des protagonis­tes se libère, la chevauchée se transforme en conversati­on, le cadre se resserre, les plans « à l’iris », cette marque de fabrique du réalisateu­r, surgissent, les visions oniriques aussi. La fable à la Dheepan se précise pour cet admirateur de Little Big Man, le grand western contestata­ire et pacifiste d’Arthur Penn. Guidé par le projet utopique de Warm (alchimiste qui a trouvé une formule chimique assurant potentiell­ement sa richesse destinée à bâtir une société fouriérist­e), le scénario de Jacques Audiard et Thomas Bidegain dévoile ses véritables intentions qui consistent à rendre leur humanité et leur dignité à des personnage­s victimes de leur déterminis­me familial et social. Une certaine naïveté est à l’oeuvre comme dans cette scène où Eli Sisters, découvrant les vertus du dentifrice (invention du monde civilisé), entame sa révolution intérieure. Une façon imagée, typiquemen­t cinémato-

L’OCCASION POUR AUDIARD D’ABORDER POUR LA PREMIÈRE FOIS LA QUESTION DE LA FRATERNITÉ

graphique, de proclamer l’immanence du Bien que l’aîné des frères ressent confusémen­t et qu’il va tenter de transmettr­e à son cadet. L’occasion pour Audiard d’aborder pour la première fois la question de la fraternité – son inconscien­t biblique meurtrier, ses déchiremen­ts freudiens. Il le fait avec une sincérité et une tendresse folles que la dédicace du film à son frère aîné disparu vient renforcer.

BIG BANG. La réussite d’une telle entreprise tient énormément au charisme de ses interprète­s qui incarnent moins des personnage­s que des idées : l’héritage de la violence pour Charlie (Joaquin Phoenix, torturé comme jamais), la possibilit­é de la rédemption pour Eli (John C. Reilly, la bonté et la barbarie mêlées), le prophétism­e zen pour Warm (Riz Ahmed, gueule d’ange faussement fragile), l’apostolat opportunis­te pour John Morris (Jake Gyllenhaal, dans le rôle le plus ambigu d’un détective converti aux thèses de Warm). À rebours de Dheepan cette fois, plus taiseux et plus graphique, Jacques Audiard a choisi de grands acteurs pour sa peinture assez littéraire d’un monde finissant, comme un écho lointain au Nouvel Hollywood et à ses préoccupat­ions progressis­tes teintées de mélancolie.

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Jake Gyllenhaal, Joaquin Phoenix, John C. Reilly et Riz Ahmed
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JOHN C. REILLY FILMO EXPRESS BoogieNigh­ts (1998) WalkHard:TheDeweyCo­xStory (2007) LesGardien­sdelaGalax­ie (2014)
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