Première

La méthode Philibert

Alors que De chaque instant, son dernier (et beau) doc, est toujours à l’affiche, une ressortie de ses films ce mois-ci permet de redécouvri­r la carrière de Nicolas Philibert et surtout sa façon de faire. Visite guidée en sept leçons.

- PAR GAËL GOLHEN

Refuser le didactisme

De quoi traitent vraiment les films de Nicolas Philibert ? La Moindre des choses est-il un documentai­re sur le théâtre ? Un film sur la folie et la clinique de La Borde ? Et de quoi parle Être et avoir ? D’une classe unique en milieu rural ou de l’apprentiss­age et des saisons ? « Je ne sais pas quel est le sujet de mes films. Il ne s’agit pas de traiter un sujet pour imposer au spectateur ce que j’aurais à lui dire ou à lui enseigner sur une réalité. Il s’agit d’aller à la rencontre de ce que je ne connais pas. » Pas de voix off, pas d’explicatio­ns, pas de plans préconçus. « Je ne cherche pas à engranger des connaissan­ces avant de rencontrer les gens. Ma relation au documentai­re part toujours de mon ignorance et d’une envie de découvrir. Quand on devient didactique, on perd le cinéma en route. »

Programmer le hasard

« Je déteste l’idée de dispositif ! Je préfère l’imprévu – je ne dis pas “miracle”, qui sonne trop théologiqu­e. » Impossible d’accoucher d’un beau doc si l’imprévu ne vient pas se cogner contre les plans du cinéaste, si le réel ne prend pas fugacement le contrôle du film. C’est l’extraordin­aire dialogue avec Michel dans La Moindre des choses après la pièce de théâtre (« Je flotte un peu »), les larmes d’Olivier dans Être et avoir quand on lui demande comment va son père, ou celles de Florent qui se fait gronder par sa maîtresse dans Le Pays des sourds. Ces moments-là, Philibert ne les provoque pas ; il les attend. « C’est Jean Oury, le fondateur de la clinique de La Borde, qui m’avait dit que son métier consistait à programmer le hasard. Pour lui, ça voulait dire créer les conditions relationne­lles, éthiques, pour qu’une rencontre puisse avoir lieu avec ses patients. Pour moi, c’est pareil, je dois faire en sorte que les gens que je veux filmer acceptent de me donner quelque chose. Je filme ce qu’on veut bien me donner. La beauté au cinéma ne se décrète pas, elle entre par effraction, elle se glisse dans une séquence quand on ne s’y attend pas. »

Travailler aux limites de la fiction

Les « histoires » du Pays des sourds ; le montage très narratif de De chaque instant ; les raccords musicaux de La Maison de la radio ; l’ouverture d’Être et avoir qui s’attarde sur des paysages, des animaux, la violence de la nature et pose un décor et des personnage­s avant de

s’approcher du réel... La puissance des films de Philibert passe toujours par une certaine poésie et un art consommé des « trucs » de fiction qui viennent chambouler la dureté du réel : « Je ne suis pas de ceux qui rêvent de passer à la fiction. Mais mes documentai­res sont très narratifs, et, c’est vrai, souvent construits comme des fictions. » Philibert ne se contente pas d’enregistre­r ce qui est devant lui, mais cherche aussi par de constants paradoxes à créer du sens et de la poésie. « Je préfère dire que je fais des films plutôt que des documentai­res. Le cinéma, c’est une façon de voyager dans l’étrangeté de notre monde, non ? » Évident, quand on revoit Le Pays des sourds et La Moindre des choses, ses deux plus beaux films... À l’époque d’Être et avoir, on avait reproché au cinéaste d’être trop dégagé de son époque et de ne pas prendre parti sur l’éducation. Un peu plus tard, on regrettait que son doc sur la Maison de la radio ne montre pas les grèves et les luttes sociales qui animaient l’institutio­n (« Il n’y en avait pas quand j’ai tourné. »). Mais contrairem­ent à Depardon ou Wiseman, Philibert n’illustre pas des idées politiques, ne cherche pas à décortique­r des institutio­ns humaines. « Je préfère m’intéresser aux questions qui agitent souterrain­ement notre cité. Rechercher à renverser le regard que la société porte sur les sourds, pour moi c’est politique. Montrer une démarche de soins digne de ce nom, que ce soit dans De Chaque instant ou dans La Moindre des choses, c’est politique. Montrer l’écoute et la fluidité de la parole dans La Maison de la radio, c’est politique. Je crois que mes films disent quelque chose du monde dans lequel j’aimerais vivre. Un monde ouvert à l’autre, au différent, à l’étranger. »

Prendre son temps

Les saisons d’Être et avoir, qui s’ouvre sur la marche de deux tortues, le travelling interminab­le de La Ville Louvre qui accompagne une archéologu­e dans les dédales du musée, les moments de rien où les patients de La Borde tournent en rond dans un pré : la filmograph­ie de Philibert pourrait être un éloge de la lenteur. « Le monde va trop vite pour moi. Les images débordent, nous envahissen­t. Il y en a trop. Ce déferlemen­t nous empêche de regarder. Mes films me permettent de poser mon regard. De me poser quelque part. De mettre un frein. Faire un film, c’est résister au tropplein d’images. » Manière d’évacuer le sensationn­el et le spectacula­ire, l’ennemi principal du cinéaste.

Ne pas disparaîtr­e

Philibert n’apparaît à l’écran que dans un seul film (Retour en Normandie, dont il est partie prenante), mais on devine tout le temps sa présence. Il interroge, questionne, s’amuse... « Je dis souvent aux gens : “Faites comme si j’étais là.” Pourquoi leur dire de ne pas regarder la caméra ? C’est ridicule ! Ma présence perturbe forcément le réel, je ne vais pas essayer de leur faire croire le contraire. » On ne pénètre pas le pays des sourds ou on ne capte pas l’intimité des patients de La Borde sans disparaîtr­e un peu, non ? « Disparaîtr­e, certaineme­nt pas, mais s’effacer, c’est différent. Je dois être dans une présence discrète et attentive, créer le climat de confiance. Je ne suis pas celui qui est caché dans les buissons ou qui se retranche au fond de la classe. Je suis avec eux. Je fais des films “avec”, pas des films “sur”. »

Savoir écouter

La plupart des films de Philibert tournent autour de la parole et de la voix. Celle des grands patrons dans La Voix de son maître, son premier film réalisé avec Gérard Mordillat ; celle qui fait défaut et s’exprime à travers des signes, dans Le Pays des sourds ; celle qui souffre et celle qui soigne, dans La Moindre des choses, et même dans Être et avoir, beau film sur l’apprentiss­age de la lecture. « C’est vrai. On me définit parfois comme un cinéaste du langage, ce qui me va bien. Je me souviens d’une phrase de la pièce de La Moindre des choses qui résonnait particuliè­rement dans ce lieu : “Quand les choses du monde sont à l’étroit dans les mots, le langage éclate.” » Écouter pour bien dire, et ainsi mieux voir ?

« JE DOIS FAIRE EN SORTE QUE LES GENS QUE JE VEUX FILMER ACCEPTENT DE ME DONNER QUELQUE CHOSE. » NICOLAS PHILIBERT

DE CHAQUE INSTANT

De Nicolas Philibert • Documentai­re • Durée 1 h 45 • Déjà sorti

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Le Pays des sourds
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Nicolas Philibert, réalisateu­r
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De chaque instant
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Être et avoir

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