Debra Granik
Debra Granik, into the woods
Comment résister à Hollywood ? Comment échapper àl’ hyper standardisation du cinéma US? Portée disparue depuis qu’elle a révélé Jennifer Lawrence dans Winter’s Bone, en 2010, Debra Granik raconte dans Leave No Trace l’odyssée d’une famille de marginaux. Et dresse son autoportrait de cinéaste en guerre contre le mainstream.
Où était passée Debra Granik ? En 2010, la réalisatrice était nommée aux Oscars, placée en bonne position dans la course à la statuette aux côtés de Christopher Nolan, Darren Aronofsky, David Fincher et les frères Coen. Son film Winter’s Bone, plongée réfrigérante dans une communauté hillbilly du Missouri, était le hit surprise de la saison, et révélait une actrice, Jennifer Lawrence, qui n’allait pas tarder à devenir la coqueluche de l’industrie, une machine à fantasmes, l’une des rares véritables stars de grande magnitude apparue au cours des dix dernières années. À la place de Granik, dont c’était seulement le deuxième long métrage, n’importe quel cinéaste aurait cherché à profiter du momentum, à faire fructifier ce capital sympathie soudain et totalement inespéré. Mais non. L’intéressée a préféré disparaître dans la nature. Depuis huit ans, sa fiche IMDb restait désespérément muette, à l’exception d’un mystérieux documentaire, Stray Dog, jamais parvenu jusqu’à nous. Dans le même laps de temps, Jennifer Lawrence, elle, avait tourné quatre Hunger Games, trois X-Men et autant de David O. Russell.
Et bim ! Debra Granik réapparaît soudain, comme par enchantement, en mai dernier, à Cannes, sur la plage de la Quinzaine des réalisateurs. Volubile et souriante, look de poétesse beat à la Patti Smith. On la pensait perdue, elle confirme qu’elle l’était un peu : « Pour progresser et grandir en tant qu’artiste, j’ai besoin des contretemps, des hésitations. Je dois me brûler, je dois me perdre, je dois hésiter, je dois parfois déprimer... » Qu’on se rassure, donc : la désorientation fait partie du processus. Debra Granik, citadine intello de la côte Est, a besoin de partir en quête de territoires inconnus à explorer. Pas qu’artistiquement parlant. Géographiquement aussi. L’étincelle à l’origine de Winter’s Bone, déjà, était documentaire, le film cherchant à témoigner de la vie dans les monts Ozarks, quart-monde américain pollué par le trafic de meth où l’on survit en shootant des écureuils à bout portant. C’est à nouveau le cas de Leave No Trace, qui arpente les forêts des montagnes de Tualatin, au sud de Portland, et de la vallée de la Squaw Mountain, un peu plus au nord. Il faut du temps pour trouver ces parcelles d’Amérique inédites, rarement filmées, du temps pour s’y faire accepter par les gens du coin, du temps aussi pour en partir, une fois qu’on a fini par s’y sentir chez soi. « Après Winter’s Bone, je n’ai pas réussi à quitter le Missouri, raconte Granik. J’avais fait connaissance là-bas d’un homme nommé Ronnie Hall, qui nous avait aidés sur le tournage et qu’on voit d’ailleurs dans le film. J’écoutais Ronnie parler et c’est comme si j’avais soudain toute une histoire inconnue des États-Unis, là, à ma portée. Il m’offrait la possibilité d’un voyage dans le temps, de fouilles archéologiques. L’histoire de la classe ouvrière, le Vietnam, les chiens dans son jardin, les caravanes alentour, l’addiction à la méthamphétamine, les gens qui vivent avec trois fois rien, ses copains bikers... J’habite New York, mais comment pouvais-je prétendre connaître mon pays si je n’écoutais pas les histoires que voulait bien me raconter cet homme ? Son jardin s’est révélé être fait de sables mouvants : je ne pouvais plus partir ! Alors je lui ai consacré un documentaire, Stray Dog. Et seulement après, j’ai réussi à rentrer chez moi. »
« LEAVE NO TRACE S’ENRACINE DANS LA TRADITION NÉORÉALISTE. » DEBRA GRANIK
Quand elle filme les États-Unis, Debra Granik, contrairement à la plupart de ses confrères, n’est pas mue par un désir mythologique. Plutôt par une curiosité anthropologique. Elle débarque dans des contrées vierges, dont elle ne sait rien a priori. Ce qui ne veut pas dire que le territoire qu’elle dessine dans ses films n’est pas hautement personnel. Au contraire. De Winter’s Bone à Leave No Trace, on reconnaît un même pays, marginal, hors-la-loi, non répertorié sur les cartes, rétif à l’autorité, fantasmant un retour à l’ère préindustrielle, hanté par le spectre de Thoreau et les mythes folk éternels. Leave No Trace s’inspire de l’histoire vraie d’un père et de sa fille qui avaient décidé de vivre dans les bois, aux abords du monde, ne s’aventurant en ville que pour se procurer des produits de première nécessité. Ils refusaient les règles de la société de consommation, comme Harrison Ford dans Mosquito Coast, Mathieu Kassovitz dans Vie sauvage ou Viggo Mortensen dans Captain Fantastic. Quand on lui a proposé d’adapter le livre de Peter Rock, L’Abandon, qui retrace cette aventure, Granik a fait sa valise dans la seconde. Sur place, elle a découvert la végétation étourdissante du NordOuest Pacifique, la « splendeur dans l’herbe » (comme aurait dit Elia Kazan) que le film s’emploie à saisir avec un soin maniaque, la caméra numérique Alexa enregistrant chaque nuance du vert des feuilles qui abrite les héros fugitifs, les mille lueurs que le soleil de l’Oregon projette sur les conifères. Retraçant le parcours de ces personnages traqués par les forces de l’ordre parce que coupables de vouloir dormir à la belle étoile, Granik est tombée en chemin sur une communauté hors du temps, composée de libertariens, d’adeptes des théories de la décroissance, d’artistes errants et d’outlaws vagabonds. Autant de « vraies gens » qu’on voit dans le film, exactement comme les habitants des Ozarks peuplaient l’arrière-plan de Winter’s Bone. C’est le moment de bascule, quand le réel vient nourrir la fiction et qu’il ne suffit plus que d’une ballade fredonnée au crépuscule et au pied d’un sapin pour que le récit quitte son ancrage documentaire et rejoigne les rives du conte gothique à la Nuit du chasseur. La mythologie, Granik finit toujours par la trouver en chemin. « Leave No Trace s’enracine dans la tradition néoréaliste, il y est question d’injustice, des besoins humains fondamentaux, de ce qui nous lie aux autres, mais le film fonctionne aussi comme une fable, c’est vrai. Peut-être même un conte de fées. C’est en montrant Winter’s Bone dans des festivals en Scandinavie, en discutant avec les spectateurs là-bas, que j’ai perçu la dimension “irréelle” qu’il peut y avoir dans mon travail. Dans les contes, les bois sont l’endroit où l’on va éprouver son courage, sa bravoure, où l’on affronte les sorcières et où l’on finit par se révéler. »
Une certaine Amérique
Élevée dans les banlieues de Washington DC, Debra Granik a expérimenté très jeune l’absurdité topographique d’une certaine Amérique, qu’elle semble vouloir
conjurer dans ses films : « Ados, avec mon frère, on se baladait en voiture, on ne croisait jamais âme qui vive, et le centre-ville était bizarrement inaccessible, on ne pensait jamais à dépasser les limites de notre banlieue. » Elle aimerait que son prochain film ait un cadre urbain, a envisagé Baltimore, penche maintenant pour New York. Le seul coin du pays dont elle se fout s’appelle Hollywood. Elle ne veut rien avoir affaire avec l’industrie. Les films produits là-bas ? Elle ne les voit pas. « Il y a trop de choses à découvrir venant de France, d’Asie, du reste du monde... » On lui fait remarquer qu’elle a quand même inventé Jennifer Lawrence et que la saga Hunger Games réfléchissait d’une certaine manière à l’image de J-Law (débrouillarde, battante, grande soeur idéale) telle qu’établie par Winter’s Bone. Elle proteste : « Rien à voir ! Je ne fais pas des films où des gosses s’entre-tuent ! Et je n’ai pas inventé Jennifer Lawrence, c’est la machinerie hollywoodienne qui l’a inventée. En fait, non, elle s’est d’abord inventée elle-même. C’est une jeune femme intelligente, bosseuse. J’ai eu le plaisir de lui donner un rôle intéressant dans lequel elle a pu exceller et montrer différentes facettes d’elle-même. Disons qu’au mieux, j’ai servi de sage-femme ! Mais ce qu’ils voient de Jennifer est très différent de ce que j’ai vu, moi. J’ai vu quelqu’un sans maquillage, portant des vêtements de tous les jours. Eux la voient maquillée, ou nue, ou bleue [en référence au personnage de Mystique dans X- Men]. C’est très différent. » On comprend en l’écoutant qu’elle regarde Hollywood exactement comme les personnages de son film observent la grande ville inquiétante et hostile en contrebas : « Hollywood est là, moi je suis ici, en dehors, je choisis de ne pas regarder ce qu’ils produisent, parce que j’estime que je fais mieux mon travail si je ne vois pas leurs films. On n’a pas le même regard sur les choses, on n’habite pas à la même adresse. C’est une industrie robuste, avec des règles bien établies. Il faut bien que certains d’entre nous n’en fassent pas partie, non ? »
LEAVE N O TRACE De Debra Granik • Avec Ben Foster, Thomasin McKenzie, Jeff Kober… • Durée 1 h 48 • Sortie 19 septembre • Critique page 109
« HOLLYWOOD EST LÀ, MOI JE SUIS ICI, EN DEHORS. » DEBRA GRANIK