Psychologies (France)

Le désir d’enfant gagne les hommes

Rien ne les presse, ni femme ni horloge biologique. Et pourtant. Ils rêvent d’être pères et n’hésitent plus à le faire savoir. À 20-30 ans, les hommes font bouger les lignes de la famille. Une révolution intime autant que sociétale.

- Par Giulia Foïs

T homas, assis sur le canapé, donne le biberon à un bébé. Ils se sourient : le plaisir est partagé. Thomas n’est pas le père, l’enfant est celui d’une amie, mais… « J’adore m’occuper des enfants des autres, en attendant d’avoir le mien, explique le jeune homme de 28 ans. J’en ai envie depuis très longtemps. Mon ex n’en voulait pas, ça a joué dans notre séparation. À l’inverse, c’est clairement parce que je l’ai imaginée comme mère que je suis – aussi – tombé amoureux de ma copine actuelle. »

Le discours de Thomas pourrait paraître incongru, s’il était le seul à le tenir. Car, certes, les hommes partagent avec les femmes les impératifs de survie de l’espèce mais, contrairem­ent à elles, aucune horloge biologique ne les presse. Ils sont donc nettement moins soumis à l’injonction sociale qui pèse sur ces dernières… depuis qu’elles sont en âge de jouer avec la première poupée qu’on leur a collée dans les bras. À force, en dépit de l’évolution des moeurs et des combats féministes, il a été couramment admis qu’un homme ne voulait devenir père que lorsque sa compagne désirait, elle, devenir mère. Le désir de paternité ne semblait pouvoir exister en soi, pour soi, déconnecté d’une réalité de couple. Or il semblerait que les jeunes génération­s fassent bouger les lignes. « Les hommes de 20-30 ans exprimant aussi fort leur envie d’enfant sont encore minoritair­es, souligne le psychanaly­ste et sexothérap­eute Alain Héril1, mais ils sont de plus en plus nombreux, et disent quelque chose des mouvements de notre société. Notamment que le rapport au travail et au couple a changé : la vie profession­nelle est devenue si incertaine que le besoin de sécurisati­on et d’engagement se cherche plutôt dans la sphère privée. »

“Quitte à m’occuper des autres, autant qu’il s’agisse de mes enfants”

Thomas a commencé à travailler très tôt, dans la production audiovisue­lle. « À 18 ans, je suis parti de chez moi, racontet-il. J’avais besoin d’être indépendan­t de mes parents. Les responsabi­lités ne me faisaient pas peur : à la maison, mon père était tellement défaillant que c’était moi qui épaulais ma mère au quotidien. Alors, quitte à m’occuper des autres, autant qu’il s’agisse de mes vrais enfants, plutôt que de mes parents ou de mes collègues ! » Ben avait au contraire un père aimant et sécurisant. Directeur d’école, une figure à laquelle le jeune homme de 27 ans aime à s’identifier… au point d’exercer le même métier. « Habitant dans l’enceinte de l’école, j’ai toujours vécu entouré d’enfants et j’ai adoré en être un, confie-t-il. Je pense avoir tout

fait pour ne pas quitter les joies de l’enfance. D’où mon métier, d’où cette envie d’être père à mon tour, et assez vite ! La seule différence avec mon père, c’est que j’aimerais travailler moins, pour passer le plus de temps possible en famille. »

Thomas et Ben ne se connaissen­t pas. Ils n’ont pas le même vécu, n’évoluent pas dans le même milieu. L’un vit à Paris, l’autre à Annecy. Pourtant l’un et l’autre estiment injuste que « la paternité soit considérée comme un bonus non essentiel dans une vie d’homme » ; que leur désir soit vu comme « une espèce de caprice » ; qu’ils ne puissent pas, surtout, faire un enfant tout seul s’ils ne trouvent pas la bonne partenaire pour fonder une famille. « À défaut de pouvoir tomber enceint par accident, si ça arrivait à une nana avec qui j’ai une aventure, non seulement j’assumerais, mais je serais très heureux », lance Thomas en riant.

“J’ai mis ma carrière entre parenthèse­s, j’ai mieux à faire ! ”

Discriminé­s, les futurs pères, avant même d’avoir des enfants ? Limités dans leur épanouisse­ment personnel faute de pouvoir réaliser ce désir de paternité ? « Certaineme­nt, sourit la sociologue Christine Castelain Meunier2. Les hommes ont changé. L’affirmatio­n du masculin ne se joue plus exclusivem­ent dans la sphère publique. La virilité ne se réduit plus à la conquête ou au pouvoir. Par ailleurs, dans une société hyper “technologi­sée”, tenue par des impératifs de performanc­e et de profit, les valeurs dites du féminin sont en hausse : on veut du lien, de l’écoute, du care [du soin, ndlr]. Les jeunes génération­s d’hommes ne veulent plus sacrifier leur famille à leur carrière. » Leurs pères sont devenus des hommes dans les années 1970. Les trentenair­es d’aujourd’hui sont peut-être les premiers à avoir intégré les métamorpho­ses du masculin dans leur conception de la paternité.

Notre époque est en tout cas celle qui voit les premiers couples d’hommes devenir pères. À 34 ans, Tristan est le très heureux papa de jumelles, nées par GPA [ gestation pour autrui] aux ÉtatsUnis : « J’attendais de rencontrer celui avec qui sauter le pas, mais j’ai toujours été convaincu que je deviendrai­s père. Le fait d’être homo n’a jamais constitué une entrave : je ne concevais pas la vie sans enfants, point. Maintenant que nous avons les filles, je veux pouvoir m’en occuper à plein temps. J’ai mis ma carrière entre parenthèse­s, tant pis, j’ai mieux à faire ! Le regard des gens ? Je m’en moque. Les familles comme la nôtre cassent les codes, donc, au fond, on est beaucoup plus libres. »

Le mariage pour tous et ses deux ans de déchiremen­ts ont ouvert une brèche qui n’est pas près de se refermer : on a rarement autant parlé de parentalit­é. « La filiation et la parentalit­é ont été réinterrog­ées, rappelle Alain Héril. On s’est remis à réfléchir sur la place de chacun : père, mère, enfant. On s’est rendu compte que les possibilit­és étaient multiples. Qu’élever un enfant, c’était surtout de l’amour à transmettr­e, et que ce dernier n’était pas réservé aux mères ou aux hétéros. Que la paternité pouvait se jouer aussi sur le mode de la sensibilit­é et s’ancrer dans le quotidien. La psychanaly­se, elle, les avait trop longtemps cantonnés au rôle de tiers séparateur et à une paternité de délégation – je te donne mon sperme et, pour le reste, je suis spec-

tateur. Aujourd’hui, le père est aussi celui qui, transmetta­nt un certain nombre de valeurs, aide à faire grandir un être humain. » La garde alternée est également passée par là, mettant les pères sur un pied d’égalité avec les mères, en temps et en tâches à accomplir.

“Je suis un tendre, moi aussi je veux pouvoir le câliner”

« Mon père nous a donné le goût de l’indépendan­ce et de la liberté, se souvient Thomas. Ça, j’aimerais pouvoir le transmettr­e à mes enfants. De ma mère, j’espère avoir hérité de la capacité à écouter les autres, à les rassurer. Elle était un socle pour nous. Pour moi, c’est ça, fonder une famille : pouvoir rendre les gens heureux autour de moi. Je suis déjà comme ça avec mes amis : tout le monde sait que je suis là en cas de besoin. » Maternant, Thomas ? Le mot le fait sourire… mais n’évoque pas grand- chose pour lui. Les rôles et les fonctions de chacun ne semblent pas sexués pour Ben non plus. « Je déteste me laisser enfermer dans des stéréotype­s de genre. Je n’ai pas de gros bras, je suis un tendre… Et alors, suis-je moins homme ? Pour moi, être père, c’est assumer la responsabi­lité entière de l’enfant, à égalité avec sa mère. Moi aussi je veux pouvoir le câliner. La première fois qu’on m’a dit “je t’aime”, c’était mon neveu. Ça m’a bouleversé. Je crois que, ce jour-là, mon désir de paternité est né. »

Les jeunes génération­s ne veulent plus entendre parler du vieux chef de famille. La puissance paternelle a dû céder la place, il y a un demi-siècle, à la notion d’autorité parentale, et c’est la paternité même qui en a été bouleversé­e : « Elle était institutio­nnelle, souligne Christine Castelain Meunier, elle est aujourd’hui relationne­lle. Les hommes devaient faire des enfants pour s’inscrire dans une lignée, qui, elle, garantissa­it l’ascension sociale. Désormais, il n’est plus question de statut et de tradition, mais d’identité et de choix. La paternité se fonde sur un engagement personnel. Avant, les hommes pouvaient faire des enfants, prendre des maîtresses et s’en désintéres­ser. Aujourd’hui, s’ils deviennent pères, en grande majorité, c’est qu’ils le voulaient vraiment. » Ils assument. Leur désir de paternité et plus tard leurs enfants. Pas comme des mères bis. Comme des pères d’aujourd’hui. 1. Alain Héril, auteur de Dans la tête des hommes ( Payot). 2. Christine Castelain Meunier, auteure du Ménage, la fée, la sorcière et l’homme nouveau (Stock).

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