Psychologies (France)

Elles ont le courage de désobéir

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R ien de tonitruant. Pas de caméras, de micros, d’attroupeme­nts. À peine un entrefilet dans les journaux ; dans le meilleur des cas, un petit article et puis s’en va. C’est comme si elles n’existaient pas. Pourtant, elles sont bien là, solides, obstinées, constantes. Un jour, elles ont dit non. Pour ne pas faire comme on les sommait de faire, pour faire plutôt comme ça leur semblait juste. Même si c’est interdit par la loi ou par le règlement. Même si ça les expose à des ennuis. Elles ne désobéisse­nt pas par esprit de rébellion, mais parce qu’elles estiment ne pas pouvoir agir autrement. Parce que leur coeur, ou leur conscience, ou leurs conviction­s, ou tout ça à la fois, les empêchent d’emboîter le pas à une loi absurde ou inique à leurs yeux. L’opinion publique est de leur côté : personne – à quelques extrémiste­s près – n’oserait leur reprocher leur obstinatio­n. Mieux, un grand nombre d’entre nous leur sont reconnaiss­ants d’être celles qui résistent, qui refusent, qui insistent pour faire gagner le bon sens, l’espoir, la rectitude. L’humanité.

Quand on pense aux désobéissa­nts, ce sont surtout les hommes qui sautent aux yeux : Cédric Herrou1, Julian Assange, Edward Snowden, mais en cherchant un peu, on les découvre, elles, désobéissa­ntes silencieus­es, qui risquent gros pour que notre monde soit moins moche. Stéphanie a désobéi à son patron et collaboré avec l’État pour lutter contre la fraude fiscale, au risque de tout perdre. Virginie ne pourrait pas supporter de ne pas tendre la main aux migrants qui attendent, sous ses fenêtres, de passer en Angleterre. Quant à Valérie, elle refuse de laisser disparaîtr­e les semences anciennes qui assurent au monde l’autonomie alimentair­e sans passer par les industriel­s.

Elles ont toutes hésité à nous répondre : la lumière leur fait peur. Mais elles ont fini par accepter, pour expliquer, alerter, faire réfléchir. Partager cet élan qui les rend belles, vivantes, nécessaire­s. Et se sentir protégées, un peu, par notre soutien et notre admiration. 1. Cet agriculteu­r des Alpes-Maritimes a été condamné pour avoir aidé des étrangers à franchir la frontière franco-italienne.

On est ( presque) tous d’accord avec elles, mais auraiton le cran, comme elles, de dire non ? Quand ont-elles décidé de passer outre ce qui est autorisé pour ne pas trahir ce qui leur semblait juste ? Où trouvent-elles la force, l’envie ? Rencontre avec trois valeureuse­s. Propos recueillis par Valérie Péronnet Photos Amélie Chassary

Stéphanie1, 51 ans, refuse de couvrir une fraude fiscale “Je n’ai pas mesuré dans quoi je m’engageais”

« Je travaillai­s chez UBS, grand groupe bancaire, depuis presque dix ans quand, un jour de 2008, ma supérieure hiérarchiq­ue a surgi dans mon bureau pour me demander d’effacer d’urgence certains documents : la police était en train de perquisiti­onner. Non seulement j’ai refusé de lui obéir mais, dans les semaines qui ont suivi, j’ai transmis des informatio­ns confidenti­elles aux enquêteurs. Et je me suis retrouvée impliquée dans une affaire où il est question de plus de douze milliards d’euros de fraude fiscale. Je n’ai ni réfléchi à ce que j’aurais pu faire d’autre ni mesuré dans quoi je m’engageais : je me sentais tenue d’avoir cette attitude, moralement et légalement. UBS s’est défendu violemment et, au bout du compte, même si la justice m’a toujours donné raison, ni Bercy, avec qui j’ai étroitemen­t collaboré, ni la loi, censée couvrir les lanceurs d’alerte, ne m’ont protégée. Je ne regrette absolument pas d’avoir réagi comme ça, mais j’ai tout perdu : mon boulot, ma maison et, du coup, mes enfants… “Être un homme, c’est être responsabl­e”, a dit SaintExupé­ry. Se taire, obéir, c’est valider des comporteme­nts inacceptab­les. Tout le monde le sait, mais personne ne dit rien. Aujourd’hui, je suis à la fois dans la lumière et plus personne. Je suis à bout de ressources et, de plus en plus, hors de moi. La seule chose qui me reste, c’est la vie. Et mon intégrité. »

« Je suis née dans cette région, pas très loin de Béthune et de Calais. J’ai commencé à donner un coup de main de temps en temps aux bénévoles qui s’occupent des migrants, et puis, l’an dernier, une vingtaine d’entre eux ont installé un camp de fortune dans mon village. En plein hiver. Comment pouvais-je ne pas aider ces êtres humains dépourvus de tout ? Qu’est-ce que j’aurais dit à mes cinq enfants ? Que ça ne nous regarde pas ? Que ça n’est pas notre problème ? Franchemen­t, je ne peux pas. Je n’ai pas fait grand-chose : je leur ai ouvert la porte de la maison pour qu’ils puissent se doucher, j’ai lavé leur linge dans ma machine, je leur ai fourni de quoi manger et, de temps en temps, l’un ou l’autre est venu dormir sur le canapé du salon. Et quelques autres trucs que je préfère garder pour moi. Je sais que c’est interdit par la loi, et j’ai été contrôlée plusieurs fois par les gendarmes, qui essaient de nous intimider. Mais je ne veux pas savoir exactement à quelles sanctions je m’expose : ça ne servirait qu’à augmenter mon stress. Avec mon mari, nous avons décidé que c’est moi qui prendrais le risque, pour qu’un seul d’entre nous soit impliqué en cas de problème. Et j’ai adhéré à une associatio­n1 qui me protégera et me défendra si nécessaire. Il n’y a rien d’héroïque dans tout ça : ces êtres humains sont en détresse vitale. Je fais ce que j’ai à faire, et je sais ce que je risquerais, humainemen­t, à ne pas le faire. C’est le plus important pour moi. »

Virginie, 40 ans, donne un coup de main aux migrants “Je ne veux pas savoir exactement à quelles sanctions je m’expose”

Valérie, 54 ans, produit des semences interdites “Je risque gros, mais nous avons tous beaucoup à perdre”

« En apprenant à jardiner, j’ai découvert que la réglementa­tion française interdit la vente, mais aussi le don et l’échange, des semences paysannes aux profession­nels, dans le seul but de protéger les intérêts économique­s des gros semenciers ! Ces semences paysannes permettent de produire des fruits et légumes aux qualités nutritionn­elles bien supérieure­s à celles des graines hybridées ou génétiquem­ent modifiées utilisées dans l’agricultur­e, bio ou pas. Elles sont aussi les seules qu’on peut replanter d’une année sur l’autre, sans être obligés d’en racheter de nouvelles. Leur disparitio­n mettrait en péril l’autonomie alimentair­e de toute la planète, donc les racines de la liberté et de la démocratie. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé, avec mon compagnon, Éric, et d’autres personnes qui se sentent concernées, de les produire et de les commercial­iser1. J’y consacre toute mon énergie, et ça me rend profondéme­nt heureuse, même si c’est épuisant. Et même si la loi ne nous y autorise pas et que nous risquons gros : notre petite entreprise est fragile, amendes ou ennuis administra­tifs nous feraient péricliter. J’ai beaucoup à perdre – l’argent confié par nos proches, les emplois que nous avons créés, notre moyen de subsistanc­e –, mais quand même moins que ce que nous avons tous à gagner en protégeant ces précieuses semences. À mes yeux, c’est une raison impérative de désobéir ! »

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1. Valérie et Éric ont créé Jardin’envie ( jardinenvi­e.com).

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