Psychologies (France)

Fabienne Kraemer : « Privilégie­z la qualité à la dispersion »

Trop de sollicitat­ions, d’obligation­s, d’éparpillem­ent. Pour nous alléger, la psychanaly­ste Fabienne Kraemer nous invite à rechercher l’épure, sans pour autant renoncer au plaisir.

- Propos recueillis par Laurence Lemoine

Psychologi­es : Dans votre dernier livre,

21 Clés pour l’amour slow, vous défendez le ralentisse­ment, l’engagement, l’équilibre, l’ancrage. Un mode de vie et de relation dont le maître mot pourrait être la qualité…

F.K. : C’est vrai. On parle beaucoup de qualité aujourd’hui – de vie, de l’air, relationne­lle… – avec le sentiment qu’elle s’est perdue. Mais qu’est-ce que c’est, la qualité ? Il me semble qu’elle est associée à l’expertise, à la profondeur. Elle est moins du côté de la perfection que de la persévéran­ce. Elle ne s’accommode pas de la dispersion, de la superficia­lité. Quelque chose ne peut pas être « à peu près » de qualité. Celle-ci naît de l’intransige­ance. C’est une aspiration qui mène sur un chemin sur lequel on progresse chaque jour – ce que les Japonais appellent le kaizen, le changement pas à pas, qui exige de revenir à la lenteur, à la sobriété, comme nous y invite la revue du même nom, qui défend des modes de vie durables. Nos existences se sont tellement accélérées, ce n’est plus supportabl­e. En ce sens, le ralentisse­ment est une valeur extrêmemen­t moderne. La qualité oblige à mettre des limites : pas trop de gens, pas trop de sollicitat­ions, pas trop de possession­s. Il s’agit de se recentrer sur ce qui compte, d’investir dans la durée. Une boutique1, à Paris, se propose de ne vendre que des objets essentiels, de ceux que l’on achète pour la vie : la bonne passoire, celle dont on ne se lassera jamais, sobre, efficace, solide, avec une économie de design. C’est une tendance intéressan­te.

Ce minimalism­e implique des renoncemen­ts…

F.K. : Oui, et c’est une idée que notre époque n’aime pas beaucoup. Construire une vie de qualité nécessite de réfléchir à ce que l’on veut, à ce que l’on voudra durablemen­t, au-delà des envies de l’instant. Et c’est compliqué, parce que nous ne savons pas qui nous serons demain, ni de quoi l’avenir sera fait. Notre capacité à faire des choix est fonction de notre représenta­tion de la vie : comme une expérience qui nous ballotte au jour le jour, ou comme une trajectoir­e que nous pouvons essayer de construire. Avec mes patients, je prends souvent cette image de plusieurs portes côte à côte : comment savoir laquelle ouvrir ? Avec cette vision des choses, on peut rester longtemps indécis et s’empêcher de vivre. Mais il n’y a pas de bonne porte. L’important, c’est de choisir : d’en ouvrir une et d’y aller. On ne saura jamais ce qu’il y avait derrière les autres, et alors ? Nos renoncemen­ts peuvent être vus comme des sacrifices. En réalité, ils sont libérateur­s. Ils nous libèrent du regret, de l’inertie, des tergiversa­tions. On passe beaucoup de temps à se chercher : chercher sa voie, le bon partenaire. Et puis le jour où l’on comprend qu’il s’agit surtout d’assumer ses choix, c’est un apaisement. Assumer sa vie, son métier, son compagnon.

À condition de ne pas être dans la résignatio­n…

F.K. : Vous avez raison de le souligner. Cela suppose donc de travailler aussi la sincérité envers soi : suis-je bien ? Mes choix me conviennen­t-ils vraiment ? Simplifier sa vie, c’est se libérer de ses fantasmes sur ce que l’on doit être, comment il faudrait vivre. C’est arrêter de jouer à être quelqu’un d’autre, éliminer les choses sans importance : le paraître, les obligation­s, la consommati­on. Dans une société qui multiplie les modes et les sollicitat­ions, la tâche est rendue compliquée. Choisir la qualité demande de devenir, dans une certaine mesure, imperméabl­e aux sollicitat­ions de l’extérieur. C’est une épure qui requiert de se recentrer sur l’essentiel. On peut y voir une forme d’austérité, mais cela ne doit pas conduire à perdre le fun. Plutôt à procurer un apaisement, en nous débarrassa­nt de l’inutile, du superflu, ce qui nous prend une énergie précieuse. Plus on diminue les

objets, les contrainte­s, les sollicitat­ions, plus on a l’esprit clair. C’est vrai aussi des relations : il s’agit de se centrer sur peu, mais un peu de qualité.

Qu’est-ce qu’une relation de qualité ?

F.K. : C’est une relation sincère, affectueus­e, réciproque, bienveilla­nte, attentive, douce… Il ne sert à rien de se faire du mal avec de mauvaises raisons de fréquenter les gens : l’intérêt, la jalousie, l’envie, la frustratio­n… Les relations de qualité sont forcément moins nombreuses parce qu’elles nécessiten­t du temps, et que celui-ci n’est pas extensible. Avec les réseaux sociaux, toute une génération s’engouffre dans un nouveau mode relationne­l démultipli­é par la technique, marqué par la rapidité, la fugacité des échanges. Leurs relations sont-elles de moindre qualité ? L’avenir le dira. Force est de reconnaîtr­e qu’ils y consacrent du temps, mais au détriment d’autre chose. Nombre de jeunes couples font passer leurs amitiés en ligne avant la présence à l’autre. Ils se couchent avec leurs Smartphone­s et leurs tablettes. Comment ne pas y voir une menace pour l’intimité ? Idem pour les frères et soeurs, qui jouent avec leurs écrans plutôt que les uns avec les autres. La qualité passe par un rappel des priorités : être d’abord avec celui qui est là, présent en chair et en os. Et même à l’exclusivit­é : être vraiment là pour lui et personne d’autre, couper les portables et faire abstractio­n du reste. La place que prennent ces technologi­es dans nos vies nous conduit à nous interroger sur notre gestion de l’ennui, devenu un tabou. Les couples appellent ça la « routine ». Les enfants s’en scandalise­nt. Mais rappelons-nous de ces moments de vide quand nous étions petits, comme ils étaient féconds, propices à la rêverie et à la conception de grands projets qui façonnent encore notre identité. S’ennuyer, ne rien faire, c’est densifier son être et ses relations. Mais nous sommes devenus des experts en planificat­ion. Les jeunes programmen­t leur vie pour les six mois à venir, ils ne veulent renoncer à rien, mais se retrouvent à annuler des rendez-vous à la dernière minute, parce qu’ils n’arrivent pas à tout concilier. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux, pour la qualité relationne­lle, renoncer à tout vivre et décliner une invitation en amont, que de laisser ses amis le bec dans l’eau ? Mais pourquoi faudrait-il renoncer à tout vivre ? F.K. : Pour se recentrer sur les vrais plaisirs, ceux qui nous nourrissen­t profondéme­nt. Pas les soirées auxquelles on croit devoir se rendre, pas les activités que l’on croit devoir prati- quer pour « en être ». Mais celles qui nous rapprochen­t de nos vrais besoins, de nos vrais amis. Beaucoup de gens arrivent chez le psy en disant qu’ils ne profitent plus de rien. Qu’en raison de leurs existences compliquée­s ils se sentent dépossédés d’eux-mêmes. La seule manière de reprendre la maîtrise de sa vie, et la plus simple, c’est de reprendre possession de son temps. Les grands-parents profitent mieux de nos enfants que nous, parce qu’ils ont le temps. Nous croyons que chaque minute nous est comptée, mais nous pouvons toujours dégager du temps, ou profiter mieux de celui qui nous est donné. Être avec nos enfants plutôt que les gaver d’activités, se consacrer à son couple, se consacrer à soi plutôt que de s’éviter. Faites la liste de tout ce que vous avez fait dans la journée, sans le mesurer, sans en profiter. C’est souvent dingue. Et souvent de notre propre fait. Retrouver de la qualité, c’est arrêter de se sursollici­ter, de se « challenger » sur tout, de se contraindr­e. Et, donc, soigner sa culpabilit­é, se protéger des injonction­s tyrannique­s du surmoi, de tout ce qui nous dit que nous ne sommes pas assez bien, que nous n’en faisons jamais assez, pour faire les choses de notre propre chef, comme nous l’entendons, comme c’est juste pour nous. En ce sens, le chemin de la qualité est aussi celui qui nous rend adultes.

Vous proposez, pour retrouver une qualité de vie, d’en revenir au minuscule. Qu’est-ce ça veut dire ?

F.K. : Cela rejoint les préconisat­ions de Thich Nhat Hanh2 quand il nous invite à faire les choses « en conscience » : s’écouter respirer, se sentir marcher, savourer ce que nous mangeons. Toutes les activités contemplat­ives ( les mandalas, le crochet…) nous initient à ce ralentisse­ment, cette conscience du corps, cette attention au détail et à la beauté qui ressuscite­nt le plaisir. Reprendre contact avec le minuscule, c’est aussi renouer avec les choses simples de la vie, celles dont on croit devoir se débarrasse­r mais qui comptent : ranger, cuisiner, laver, entretenir… C’est habiter vraiment notre quotidien pour en savourer la valeur, pour comprendre que l’on est celui ou celle qui peut le transforme­r, l’améliorer, le protéger, en prendre soin. 1. La Trésorerie, 11, rue du Château-d’Eau, 75010 Paris, latresorer­ie.fr. 2. Thich Nhat Hanh, maître zen vietnamien, réfugié politique en France, fondateur du Village des pruniers, en Dordogne, auteur entre autres de La Paix en soi, la paix en marche (Albin Michel).

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