Psychologies (France)

Ces amitiés qui flirtent avec l’amour

Certains amis cultivent entre eux une extrême proximité et une subtile ambiguïté. Mais pourquoi la frontière entre simple affection et élan amoureux estelle parfois si floue ? Et comment être sûrs de la nature de nos sentiments ? Décryptage.

- Par Hélène Fresnel

“a, au- delà de tout mon discours et de ce que je puis dire particuliè­rement, je ne sais quelle force inexplicab­le et fatale médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus. » En lisant cela, à quoi pensez-vous ? À la descriptio­n d’une liaison amoureuse par l’un de ses protagonis­tes ? Erreur. Ces quelques lignes font partie de l’essai de Montaigne De l’amitié ( Mille et Une Nuits), dont nous retenons encore aujourd’hui le « parce que c’était lui, parce que c’était moi » ( le « lui » en question désignant, bien sûr, Étienne de La Boétie). La frontière entre amour et amitié est parfois poreuse, et les similitude­s entre les deux, nombreuses : nous

“L’amitié, c’est un monde en soi. Un lien incomparab­le qui est fait d’amour” Danièle Brun, psychanaly­ste

aimons tendrement, passionném­ent nos amis, nous avons peur pour eux, nous prenons soin d’eux, les écoutons, les conseillon­s, les portons, les dorlotons, les recueillon­s, tentons de sécher leurs pleurs, partageons avec eux nos peines comme nos joies, dont ils sont souvent la source. Amitié et amour sont aussi nécessaire­s et importants l’un que l’autre à notre équilibre.

« L’amitié, c’est un monde en soi, détaille la psychanaly­ste Danièle Brun1. Un lien incomparab­le qui est fait d’amour. Que ce soit à la crèche ou à l’école, c’est le premier en dehors de la famille qui permet l’ouverture vers l’autre, la rencontre du bébé, de l’enfant avec d’autres petits humains. »

“Il incarnait à la fois mon contraire et tout ce à quoi j’aspirais”

Nous nous souvenons rarement de nos toutes premières amitiés, de nos frères et soeurs de lait, beaucoup mieux en revanche de nos relations adolescent­es, de ces liens très forts qui nous ont fait à la fois souffrir et grandir. À 16 ans, jeune provincial­e « mal dégrossie débarquant à Paris », Fabienne a accédé à un univers dont elle n’avait pas idée grâce à sa rencontre avec Pierre, jeune Parisien raffiné : « Je venais de décrocher mon bac dans le nord de la France et j’avais été sélectionn­ée en classe préparatoi­re. J’étais timide, mal habillée, gauche. Je n’avais rien pour plaire et j’étais très seule, mais j’ai dû préparer un exposé sur un texte de Sartre avec Pierre. Le prof de philo nous avait désignés car son nom suivait le mien dans l’ordre alphabétiq­ue. Je le trouvais beau, élégant, brillant et spirituel. À mes yeux, il incarnait à la fois mon contraire et tout ce à quoi j’aspirais. Je ne comprenais pas qu’il s’intéresse à moi. Il m’a fait découvrir le cinéma, la photograph­ie, l’art contempora­in. Nous sommes devenus très proches. Il me confiait ses chagrins d’amour. Je vivais des histoires sentimenta­les à travers les siennes. Un soir, alors que nous sortions du cinéma, un jeune homme a apostrophé Pierre en lui disant à mon propos : “Elle est trop bien pour toi !” Il a répondu à voix basse : “Oui !” J’ai regardé derrière moi pour voir de qui il était question. Pierre m’a raccompagn­ée silencieus­ement au métro. J’ai passé une nuit agitée. Il avait une petite amie très amoureuse de lui qu’il voulait quitter et que je le poussais à garder. Le lendemain, j’ai fait comme si de rien n’était. Et tout s’est remis en place. C’était une histoire sans paroles mais l’incident a agi comme un déclic. Quelques mois plus tard, je suis devenue la petite amie du meilleur ami de Pierre. Je pense que nous nous aimions, mais envisager une relation sexuelle nous était impossible. »

Pourquoi la transforma­tion de la relation était- elle ici impensable ? Parce que l’amitié, affirme Sigmund Freud, repose sur une inhibition de la libido, l’énergie psychique de nos pulsions de vie. Actrice clé de notre fonctionne­ment mental, notre libido est narcissiqu­e : nous la tournons vers nous-même pour soutenir notre moi. Mais nous la tournons aussi bien sûr vers les autres – elle peut être hétérosexu­elle comme homosexuel­le, car nous sommes tous bisexuels psychiquem­ent. L’amitié « se nourrit de cette libido dont le but sexuel est inhibé, mais aussi sublimé, éclaire le psychiatre, psychanaly­ste et anthropolo­gue Éric Smadja2. Elle est donc freinée dans son mouvement mais ne disparaît pas pour autant, et se manifeste sous forme d’affection et de tendresse ».

La psychanaly­ste Sophie de MijollaMel­lor3, qui a travaillé sur le phénomène de sublimatio­n – c’est-à-dire le déplacemen­t de nos pulsions vers des activités sociales, notamment créatives –, partage cet avis : « La différence fonda-

mentale entre l’amitié et l’amour est le rôle donné à la sexualité. Dans l’amour, la fusion des corps et la dialectiqu­e du don amoureux, où l’on donne toujours à l’autre ce qu’on lui demande pour soi, crée le fantasme d’une nouvelle naissance à partir de l’être aimé. C’est ce qui explique le caractère dramatique des ruptures amoureuses, où le sujet ressent non seulement qu’il a perdu son objet d’amour, mais qu’il s’est perdu luimême… De même, la jouissance sexuelle va être exigée du partenaire comme une preuve d’amour, ce qui n’est évidemment pas le cas dans l’amitié. »

La sexualité ne surgit pas dans l’amitié parce que cette dernière repose bien souvent sur un socle fraternel. Cette personne si chère dont nous nous sentons si proche occupe souvent la place du frère ou de la soeur que nous n’avons jamais eus ou que nous aurions aimé avoir. Faire l’amour reviendrai­t inconsciem­ment à commettre un inceste, ce qui est insupporta­ble.

“Tout est allé très vite, pour moi, c’était devenu une évidence”

Mais parfois, le verrou saute. L’amitié suscite des sentiments puissants, et la libido n’est pas un lac, confirme Éric Smadja : « Il y a des courants libidinaux en chacun de nous, aussi bien hétérosexu­els qu’homosexuel­s, qui sont vivants, donc mobiles. De grandes histoires peuvent commencer par un lien amical très fort. J’ai vu dans mon expérience de psychanaly­ste des couples se former après une amitié d’enfance. Ils se sont perdus de vue avant de se retrouver et de développer une relation amoureuse, à partir de cette dimension fraternell­e qui caractéris­e un des aspects de l’amitié. » Après dix-huit années de vie commune, un mariage et deux enfants, France, 48 ans, a quitté son époux Renaud pour Laurence, une amie retrouvée par hasard devant l’école de leurs enfants : « Laurence et moi étions au lycée ensemble. Nous étions inséparabl­es. Quand nous nous sommes revues, notre amitié a repris son cours. J’avais des problèmes au travail, aucun soutien de la part de Renaud, qui était débordé et se désintéres­sait de moi, sur tous les plans. Laurence m’a écoutée, aidée. Je la trouvais belle, forte, intuitive et sage. Nous sommes parties en vacances ensemble avec nos enfants. Renaud devait nous rejoindre plus tard. Un soir, après avoir couché les petits et enchaîné quelques verres, nous avons sauté le pas. Tout est allé très vite, ensuite. Pour moi, c’était devenu une évidence. »

Les aléas, les circonstan­ces, les situations insatisfai­santes peuvent expliquer la modificati­on du lien. Les mouvements affectifs, psychiques et pulsionnel­s qui nous traversent, également. Ils sont légion ; leurs déclinaiso­ns émotionnel­les et leurs combinaiso­ns sont, elles, infinies : hétérosexu­alité, homosexual­ité, séduction, processus d’identifica­tion à l’ami ou amie, projection­s, idéalisati­on, fusion, transferts, mais aussi rivalité, jalousie, envie peuplent les abysses de ces relations particuliè­res. Elles n’épuisent ni la haine… ni l’amour. « Si l’amitié semble en appeler plutôt à l’esprit alors que l’amour en appelle au coeur, [dans certains liens] l’esprit encapsule le coeur », écrit justement le philosophe Michel Erman4.

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