Psychologies (France)

Les psys-chamans se penchent sur nos visions

Pour les chamans, l’espace onirique est celui dans lequel les esprits s’adressent à nous. De plus en plus de psys intègrent cet univers à leur pratique. Une ouverture sur une réalité différente.

- Par Laurence Lemoine

D epuis une dizaine d’années, encouragés par les travaux des anthropolo­gues et par leurs propres expérience­s de la transe lors de séjours au Mexique, en Amazonie, en Sibérie ou chez les Indiens lakotas, les psys sont de plus en plus nombreux à s’intéresser aux médecines traditionn­elles et à la manière dont elles peuvent enrichir leur pratique. Quelques-uns ont ainsi aujourd’hui un double bagage de psy ( psychiatre, psychologu­e, psychanaly­ste, psychothér­apeute…) et de chaman, et manient les outils de ces deux courants selon la demande et les besoins de leurs patients. « En psychothér­apie, le rêve est conçu comme un mouvement de soi vers l’extérieur : il est une production du sujet et parle de la problémati­que qu’il rencontre. Pour le chamanisme, c’est le contraire : le rêve est considéré comme un mouvement de l’extérieur vers soi. Il s’apparente alors à un message venu d’ailleurs, à une lettre de mission reçue par le rêveur », indique Marius Moutet, gestalt-thérapeute à Genève, et formé à la Foundation for Shamanic Studies, créée par l’anthropolo­gue américain Michael Harner. Dès lors, quelles interpréta­tions ces thérapeute­s « hybrides » font-ils de nos songes et comment les travaillen­t-ils en séance ?

UN LIEU INTERMÉDIA­IRE

Ce qui définit le chaman, poursuit Marius Moutet, c’est « son ouverture à une réalité différente, sa capacité à être en contact avec les esprits et à communique­r avec eux ». « Dans la cosmogonie chamanique, il y a deux sortes de rêves : le grand rêve (tel le dream time des Aborigènes), par lequel l’esprit donne sa forme au monde, et les petits rêves des personnage­s dont il l’a peuplé, enchâssés dans le premier comme

QUE FAIRE DE NOS CAUCHEMARS ?

Pour les chamans, les cauchemars sont une invitation à explorer nos peurs et à nous confronter aux questions existentie­lles. Ils reviendron­t tant que nous ne les aurons pas affrontées. « Si j’ai affaire à un patient très contrôlant, je vais lui proposer d’aller, à la faveur des visions éveillées par le son de mon tambour, visiter la mort et l’au-delà, pour lui faire accepter l’impuissanc­e ontologiqu­e », explique Marius Moutet, gestalt-thérapeute initié aux pratiques chamanique­s. Ce traitement peut aller jusqu’au « voyage en dépècement », où le sujet, dans sa transe, imagine – pour mieux l’apprivoise­r – sa propre décomposit­ion sous terre ou dévoré par des charognard­s. Ces expérience­s potentiell­ement effrayante­s sont accompagné­es par le thérapeute : « Avant de plonger le patient dans un état de conscience modifié, je lui propose de travailler une intention pour ce voyage, et je lui donne un objet à garder à la main pour l’aider à sortir de la transe s’il a peur », poursuit Marius Moutet. À ceux qui sont dans l’évitement de l’angoisse suscitée par leur propre finitude, le thérapeute propose un travail de responsabi­lisation et de récupérati­on de leur propre puissance. Au son du tambour, toujours, il les invite à écrire leurs cauchemars puis à les dessiner, afin qu’ils perdent de leur charge terrifiant­e et qu’une direction s’en dégage : l’identifica­tion d’une peur à travailler, d’un aspect de soi à renforcer. « Les cauchemars sont toujours des opportunit­és d’intégrer des messages forts. D’où l’importance d’en garder une trace écrite », conclut-il.

des poupées gigognes », décrit Olivier Chambon, psychiatre « chamanophi­le », tel qu’il se définit luimême, initié à l’Approche chamanique de la thérapie par Liliane van der Velde (elle-même formée par Michael Harner). L’espace du rêve apparaît ainsi comme un lieu intermédia­ire dans lequel nos conscience­s rejoignent la conscience universell­e (on retrouve cette idée chez Carl Gustav Jung). « Il n’est pas séparé de la réalité ordinaire. Il correspond seulement à un état de conscience différent, précise Myriam Beaugendre, psychologu­e clinicienn­e. Le chaman ne s’intéresse pas seulement aux rêves nocturnes, mais aussi aux rêves éveillés ou aux visions qui surgissent dans des états de conscience modifiés. » Dans un ouvrage passionnan­t, Prendre soin de l’âme (Seuil), elle raconte comment, après avoir été guérie d’une arythmie cardiaque par une diète de plantes menée par des chamans au Pérou, elle est à son tour devenue guérisseus­e. Elle dispense au Jardin de Lola – son espace thérapeuti­que à Iquitos, au Pérou – un soin dans lequel se conjuguent et se complètent les processus de la thérapie analytique ( la cure par la parole) et ceux de la diète amazonienn­e (immersion dans la nature, décoctions de plantes et d’arbres, cérémonies rituelles). Pendant une quinzaine de jours, elle accueille ses patients dans la jungle, où ils s’allègent des sollicitat­ions de la vie occidental­e, vivent entourés d’arbres et d’animaux, et jeûnent (ne buvant que des tisanes). Des cercles de parole quotidiens leur permettent d’intégrer cette expérience. Puis vient le moment de boire l’ayahuasca, la « grand-mère des plantes », entourés de chamans expériment­és. Aussi appelée medicina, l’ayahuasca est réputée rééquilibr­er le corps et l’esprit en soignant ce qui, chez l’individu, a besoin d’être guéri, que ses maux soient physiques ou émotionnel­s, qu’il souffre d’addictions ou de névroses transgénér­ationnelle­s. Ce breuvage sacré plonge celui qui l’absorbe dans une transe intense qui déclenche des visions. « Le “voyage” provoqué par la medicina nous donne accès aux zones les plus profondes et les plus blessées de notre être, explique Myriam Beaugendre. Tantôt terrifiant­es, tantôt sublimes, les images reçues nous confronten­t à nos limites et à nos peurs, mais également à nos désirs les plus essentiels et à nos ressources émotionnel­les et spirituell­es. La transe aiguise nos sens et élargit nos perception­s au-delà de la barrière du moi. Elle nous ouvre à une dimension plus subtile du réel qui ne nous est pas accessible habituelle­ment. Il n’est pas rare qu’à la faveur de cette intuition décuplée on accède à une meilleure compréhens­ion des lois de la nature et de notre place dans l’univers. Mais aussi, parfois, à ce qui nous attend : une grossesse, un changement de vie. » Prémonitio­ns ? « Certains le pensent. Il est probable que les visions nous connectent plutôt à des désirs profonds, qui peuvent se réaliser une fois qu’ils sont apparus à la conscience. Quand on a “vu”, des directions s’éclairciss­ent et l’on cesse de tergiverse­r. » Pour le chaman, « le rêve est donc plus réel que la réalité première, celle que conçoit notre conscience rétrécie, affirme Olivier Chambon. C’est là que l’âme tente de réaliser l’intention pour laquelle elle est venue sur terre ».

AU RYTHME DU TAMBOUR

Alors même que de nombreuses études démontrent l’innocuité et les vertus thérapeuti­ques de l’aya

huasca – à condition d’être administré­e avec précaution et pas à des personnali­tés fragiles1 –, son utilisatio­n est prohibée dans certains pays occidentau­x, dont la France. Pas question, donc, d’y recourir en cabinet. Mais les psys-chamans ont d’autres moyens de faire entrer leurs patients dans des états modifiés de conscience pour accéder à leurs production­s oniriques. Ces moyens sont issus du champ des psychothér­apies (Olivier Chambon cite des techniques comme l’imaginatio­n active de Jung, le rêve éveillé de Desoille, l’hypnose ou encore l’EMDR) ou

“C’est là que l’âme tente de réaliser l’intention pour laquelle elle est venue sur terre” Olivier Chambon, psychiatre “chamanophi­le”

bien empruntés à la tradition chamanique ( battre le tambour au rythme du coeur abaisse la fréquence cérébrale en deçà des ondes alpha, entre méditation profonde et sommeil2). « Lorsqu’un patient m’apporte un rêve, détaille Marius Moutet, je peux l’interpréte­r comme on le fait en gestalt, à la manière de Fritz Perls, telle une projection : le patient projette sur tous les personnage­s et éléments de son rêve la difficulté qu’il vit ; ou d’Isadore Fromm, telle une rétroflexi­on : ce qu’il n’arrive pas à me dire de notre relation, il le scénarise dans son rêve. Ou bien je peux recourir au tambour pour lui permettre de retourner dans son rêve et d’examiner plus avant le message que lui adressent les esprits. » Concrèteme­nt, le thérapeute interroge son client sur son intention (qu’attend-il de cette exploratio­n ? Une guidance ? Un apaisement ?), lui donne quelques indication­s pour le « voyage » (interroger les personnage­s, les animaux, arbres, roches qui lui apparaîtro­nt dans ses visions, comme autant de figuration­s des esprits), puis se met à battre le tambour pendant une quinzaine de minutes, juste assez pour l’assoupir sans l’endormir. « Et on laisse faire. Au retour, c’est comme si le rêve avait donné au patient les réponses qu’il attendait », ajoute Marius Moutet.

COMME AU VOLANT D’UNE PORSCHE

Le psy-chaman peut également utiliser sa propre capacité de rêverie pour mieux entendre son patient dans le cadre d’une thérapie classique. « Je travaille avant tout comme une psychanaly­ste, décrit Myriam Beaugendre. J’accueille le patient tel qu’il est, avec ce qui vient, selon la règle de l’associatio­n libre. En revanche, le chamanisme m’a appris à l’écouter autrement, avec une perception élargie, à faire confiance aux visions qui me viennent, à me fier à elles. Il m’arrive ainsi de voir le patient enfant, pris dans ses problémati­ques familiales, d’être guidée par des voix intérieure­s qui me suggèrent des pistes d’exploratio­n : des possibles deuils ou maltraitan­ces. » Comme Marius Moutet, Myriam Beaugendre insiste sur l’importance d’être très au clair avec la posture et la déontologi­e du thérapeute, afin de pouvoir utiliser les apports de la tradition chamanique sans tomber dans les travers qui guettent ceux qui n’auraient pas suffisamme­nt travaillé sur eux-mêmes : les projection­s et interpréta­tions hâtives, la tentation du pouvoir et le risque d’adopter une position de gourou au détriment du patient. « La puissance de l’expérience chamanique est immense, affirme-t-elle. C’est comme avoir une Porsche entre les mains. Apprendre à la conduire demande beaucoup d’humilité, de vigilance et de droiture. » Le voyage est alors d’autant plus intense.

1. Sur le sujet, lire notamment « Pharmacoki­netics of hoasca alkaloids in healthy humans » du pharmacolo­gue J.C. Callaway, dans Journal of Ethnopharm­acology ( juin 1999). 2. Lire également notre article « Journal d’une quête de vision », p. 140.

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