Psychologies (France)

Viser l’excellence ?

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JJ’ai toujours été agacé par la recherche de l’« excellence ». Il me semble qu’elle cache le plus souvent quelque chose :

un excès normatif, une menace sur les singularit­és, une obsession pour l’excellence technique qui ne s’accompagne pas nécessaire­ment d’un souci de l’« excellence » humaine. Ou simplement une logique de pouvoir. D’ailleurs, qui décide de l’excellence ? Ceux qui ont le pouvoir d’éliminer les « nonexcelle­nts », d’imposer une norme. Il faudrait recenser tous ces grands chefs odieux, amoureux des excellents produits, mais incapables de respecter ceux avec qui ils travaillen­t. Ces marques de cosmétique­s vendant les « meilleurs » produits, mais imposant à leurs salariés une soumission aux process et un quotidien oppressant. Ces établissem­ents « d’exception » où la singularit­é devient l’ennemie à abattre. Ces laboratoir­es de recherche où ceux qui ont le pouvoir de faire ou défaire les carrières ont aussi celui de décréter l’excellence. Plutôt que de parler sans cesse d’excellence, ils feraient mieux d’essayer d’être « juste quelqu’un de bien »… Ce n’est déjà pas si facile d’être attentifs aux autres, aux circonstan­ces, à nos propres marges de progressio­n, à ce qui nous rendra vraiment heureux, d’essayer d’avoir un comporteme­nt le plus ajusté possible à la situation. C’est à se demander si la recherche de l’excellence ne devient pas plutôt, pour celui qui cherche à « bien se comporter », un obstacle. Prométhée, en volant le feu aux dieux, s’est pris pour ce qu’il n’était pas. Il sera puni pour cela. Toute la sagesse grecque consiste au contraire à accepter sa limite, à ne pas sombrer dans la démesure et l’arrogance. Quelle arrogance, en effet, dans cette passion de l’excellence… L’excellence peut toutefois s’entendre autrement : à chacun, disait déjà Aristote, d’arriver à sa propre « perfection », à l’actualisat­ion de sa singularit­é bien davantage qu’au respect d’une norme absolue. C’est ainsi que nous utilisons le mot, lorsque nous disons de quelqu’un – parce qu’il a un charme particulie­r, de l’audace, quelque chose qui n’est qu’à lui – qu’il est « excellent ». Bien souvent, il – ou elle – l’est alors parce que, précisémen­t, il s’est libéré de la soumission à l’excellence objective. Lorsque Jean- Louis Aubert ou Benjamin Biolay chantent, ils ne visent pas la perfection technique, et c’est alors qu’ils s’expriment vraiment, qu’ils nous touchent tant, qu’ils deviennent « excellents », qu’ils deviennent euxmêmes pour tout dire. Lorsque Rafael Nadal frappe ses coups droits, jetant sa raquette en arrière comme un lasso, il ne se conforme à aucune excellence technique objective : personne, avant lui, n’avait joué des coups droits si atypiques. Et c’est ainsi qu’il excelle, qu’il devient lui-même. Il faut écouter celui qui a remporté dix fois Roland- Garros répondre aux interviews : il ne cherche pas à atteindre l’excellence, il cherche à s’améliorer sans cesse, ce qui n’est pas la même chose.

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