Psychologies (France)

Mon adolescenc­e mise à nu

Des parents adeptes de la première heure, le bonheur sensuel de l’eau qui caresse les fesses… L’auteur de ce témoignage est tombé dans le naturisme quand il était petit. Il a eu du mal à s’en remettre.

- Par Paul Velasquez

À LA BOUCHERIE-CHARCUTERI­E DE BÉDOIN, QUI N’ÉTAIT ALORS QU’UN PETIT VILLAGE PROVENÇAL

au pied du Ventoux connu des seuls initiés, on franchissa­it le seuil par un rideau de perles de bois. Nous y faisions les courses de la semaine. Ma mère enfilait pour l’occasion sa jolie robe à fleurs rouges, parfois sans rien dessous, et mon père adressait à la cantonade des commentair­es égrillards. « Nous, on fait du naturisme, clamait-il de sa voix qui devait porter jusqu’aux boulistes sous les platanes. Eh bien, au camping, savez-vous que c’est le seul moment de l’année où ma femme et moi on ne fait pas l’amour ? » Tout le monde dans la boutique se retournait sur l’amuseur public. Ravi de son effet, mon père enchaînait : « Dites donc, elles sont bien belles vos saucisses ! » Le boucher rigolait, la bouchère rigolait, ma mère rigolait. La tête de cochon dans la vitrine rigolait. Moi j’étais dans mes petites sandales et j’évitais de regarder les chipolatas sur le présentoir. C’était l’époque où nous passions donc les vacances d’été à « faire du naturisme ». Le terrain de camping était perdu dans les collines et, pour y accéder, il fallait s’engager sur un chemin pierreux, à plusieurs kilomètres de la départemen­tale. Le secret était modestemen­t gardé par des cannisses en roseau. Notre jardin d’Éden s’étendait sur une centaine d’hectares de garrigue, de pins parasols et de chênes-lièges. Il y avait la grande piscine émeraude en contrebas, la stridulati­on des cigales, le parfum de la lavande et du thym sauvage. De temps à autre, quelques villageois cherchaien­t à se rincer l’oeil en écartant les cannisses. Quand l’un d’entre eux était repéré, il lui était proposé de participer à une visite guidée des lieux – après avoir tombé le caleçon, bien entendu, ce qui suffisait en général à dissuader l’indiscret de toute nouvelle tentative voyeuriste. En ce début des années 1970, l’ambiance était baba cool bon enfant. Soirée crêpes le mardi, diapos le jeudi et jazz le samedi. J’avais 6 ans, j’avais 8 ans, j’en avais 10 et 12. L’année de mes 15 ans fut pour moi la pire.

Petit, courir cul nu ne me posait pas trop de problèmes dans notre campement de cow-boys, où les peaux rouges étaient à poil plutôt qu’à plumes, évidemment ! Plus grand, mais petit encore – toujours le plus petit de la classe, celui qui compense en faisant le clown à défaut d’avoir les meilleures notes –, s’est vite installée la question de la taille

(ma taille en général, l’appendice de mon pénis en particulie­r), bref de mon inadéquati­on, réelle ou supposée, et de la cruauté, réelle ou supposée, des autres enfants. S’imposer en étant le premier de la classe est une manoeuvre qui ne fonctionne pas aussi bien dans le nu de la vie. Et puis, j’étais entravé par le « secret ».

« Paul, me disait ma mère deux fois par an, à l’approche des vacances et à nouveau lors de la rentrée scolaire, nous ne faisons rien de mal en étant nus, tu le sais, n’est-ce pas ? Mais tes petits camarades… ils risquent bien de se moquer de toi ! Et de le raconter autour d’eux, à la maison… Dis-leur simplement que tu fais du camping ! »

LA RÉPUTATION DE MES PARENTS ÉTAIT EN JEU. ENFANT UNIQUE, JE M’EN SENTAIS RESPONSABL­E.

Toute fuite d’informatio­n serait immédiatem­ent remontée à la source. Et sans frère ni soeur, avec qui aurais-je pu partager les moeurs parfois étranges auxquelles il m’était donné d’assister ? Mes parents s’étaient liés d’amitié avec un couple venu de Belgique qui pratiquait le nudisme toute l’année, par tous les temps et pas que dans la nature. Lorsqu’à l’automne ils nous recevaient dans les frimas de Charleroi,

c’était en veste de survêtemen­t et les fesses à l’air qu’ils nous invitaient à prendre place sur le canapé à peluches rouges du salon. « Alley, on est quand même plus à l’aise comme ça, une fois ! » disait l’ami dont les tournures wallonnes nous arrachaien­t inévitable­ment un sourire.

EN FIN DE SEMAINE, ILS NOUS EMMENAIENT PRATIQUER CE NATURISME HARDCORE

dans un village de caravanes plus approprié au climat que le campement de toile, et où, toujours en demi-survêt et les couilles pendantes, les hommes se livraient à d’acharnées parties de boules, comme là-bas, dans le Midi, les femmes annonçant en scrutant le ciel : « Demain, s’il fait beau, j’enlève le haut ! » Chez nous, en revanche, le naturisme était réservé à l’été et à la Provence. J’en venais presque à le regretter. Les saillies comiques de mon père dans la boucherie de Bédoin disaient quelque chose de vrai : la nudité « désérotise » les corps. Comme apaisés, mes parents sous la tente faisaient en effet beaucoup moins l’amour – ou avec tant de discrétion que je ne m’en rendais pas compte – alors qu’à la maison ils s’y livraient sans réserve, et les petites tenues d’intérieur qu’ils portaient alors me chargeaien­t d’une tension sexuelle plus difficilem­ent supportabl­e que lorsque leur appareil se trouvait, pour reprendre l’expression, au plus simple. Le naturisme, pour moi, c’était bel et bien des « vacances ».

Tout au moins jusqu’à l’adolescenc­e. Vers 10-12 ans, j’ai eu le droit de dormir sous ma propre tente. Le temps des premiers émois que certaines lectures ( les exploits donjuanesq­ues de SAS le prince Malko) entretenai­ent agréableme­nt. Puis dès 13 ou 14 ans, le temps aussi d’une solitude accrue.

Mon corps me trahissait. En apparence, il était encore celui d’un enfant, alors que croissait en moi l’appétit des seins en bourgeon qu’à l’évidence les autres garçons de mon âge, presque déjà des hommes, n’avaient aucun mal à cueillir sur des jeunes filles si avides. Tourmentée­s, sans doute elles l’étaient puisqu’elles m’en faisaient part, moi le confident tellement peu pubère qu’il ne représenta­it aucun danger, aucun enjeu. Elles souffraien­t et m’en faisaient part ; je souffrais et n’en parlais à personne. Surtout pas à mes parents, bien entendu. Un secret de plus. Je me réfugiais de plus belle dans la lecture, celles du soir sous la tente – l’ombre portée de ma lampe de poche devait révéler de drôles de pantomimes – et celles dans lesquelles je m’immergeais dans la journée, « sérieuses » (une passion soudaine pour les phénomènes paranormau­x, l’occultisme, les corps astraux…), lectures menées assis pendant des heures dans un fauteuil en toile sous le grand pin près de la piscine, et qui me valaient l’admiration moqueuse des filles « délurées », celles que je désirais tant. Les Hollandais­es, surtout les Hollandais­es, chaque année plus nombreuses et plus jolies.

Mais mon corps me trahissait également à l’heure du repas. Comment le dire autrement ? Passer à table me faisait bander. Ma serviette en tissu se dressait comme un chapiteau. « Paul, tu veux bien aller remplir la carafe d’eau ? » Je devais ruser pour justifier mon immobilité de pierre. L’embarras ajoutait à l’humiliatio­n. Ce fut donc mon dernier été de naturisme.

Il a fallu plusieurs décennies, un ou deux mariages et leurs aléas, la naissance de mes deux fils et un long travail sur moimême pour accepter le plaisir de la nudité « partagée à plusieurs ». Cela s’est passé presque fortuiteme­nt. Le stage de développem­ent personnel auquel je m’étais inscrit se déroulait dans une superbe magnanerie du Midi. Avec ses pierres sèches, sa piscine sous les pins, les logements sous tente qui y étaient proposés, je retrouvais quelque chose de l’atmosphère estivale de mon enfance. Mais surtout, les gens se baignaient nus. Il ne s’agissait pas de naturisme au sens rigoureux du terme (à table, même pendant les grandes chaleurs, nous étions décemment habillés), la nudité était circonscri­te par une règle tacite au bassin et à ses alentours immédiats, et pas obligatoir­e.

DANS UN PREMIER TEMPS, J’AI GARDÉ LE MAILLOT, COMME CERTAINS AUTRES BAIGNEURS.

Je n’avais quand même pas fait toutes ces années d’analyse pour me foutre à poil devant tout le monde ! Des thérapeute­s, qui plus est, des femmes, des hommes, qui participai­ent au même groupe que moi… Et puis quelque chose venu de très loin, une envie, mais joyeuse, oui une joie enfantine d’avant les tourments, a vite eu raison de mes scrupules. Pour me lancer, je me suis d’abord ceint la taille d’une serviette de bain, comme lorsqu’on se change sur la plage. Mais là, c’était pour me mettre à poil. Un dernier geste de pudeur. J’ai retiré mon pagne et je me suis rapidement glissé à l’eau, sans regarder autour de moi parce qu’en ne regardant pas je me donnais l’impression de ne pas être vu… De toute manière, personne n’avait prêté attention à mon manège. Et j’ai retrouvé le bonheur de la sensualité. De l’eau fraîche qui caresse les fesses et le sexe, du flotteur rigolo qui dodeline du chef quand on fait la planche, des gouttes qui sèchent au soleil. C’était une sensualité que je pouvais apprécier parce qu’elle ne me mettait pas en danger comme autrefois. Bien sûr, le sentiment d’inadéquati­on, ce que l’on appelle dans certains manuels « complexe d’infériorit­é », ne m’avait pas quitté. Simplement je faisais avec. Dans le regard des femmes, aucun mépris. Au contraire. Quelque temps plus tard, une partenaire de stage me confiera : « La première fois que je t’ai vu à poil, c’était au bord de cette piscine et je m’étais dit “Ce gars, il en a !” » Elle n’avait pas osé quitter son maillot…

Je suis retourné plusieurs étés de suite dans ce lieu de stage, en particulie­r pour le plaisir de m’y baigner nu. En Allemagne, je fréquente régulièrem­ent avec ma compagne des centres de sauna, où la pratique ne se conçoit que nu (à la différence singulière de la France) et j’y suis désormais autant à l’aise que dans ma salle de bains. Il ne me viendrait pas à l’idée de partager l’expérience du naturisme avec mes fils, de leur imposer ma nudité ou de les contraindr­e à se montrer nus en public. Pas tant par principe éducatif qu’en souvenir de mes propres souffrance­s dans ces circonstan­ces. Après tout, ils auront le choix, le moment venu, de s’y mettre, si l’envie s’en manifeste – il faudrait déjà qu’ils se fassent à l’idée de dormir en pleine nature et sans WiFi…

On naît nu, oui, mais d’innée, la nudité très tôt devient pour certains un rapport au monde qui doit s’acquérir, se conquérir. On « est » nu, dans le miroir que nous tend le regard de l’autre.

 ??  ?? “Captured”, 2006.
“Captured”, 2006.
 ??  ?? “Refraction­s”, 2006.
“Refraction­s”, 2006.
 ??  ?? “Closer”, 2005.
“Closer”, 2005.
 ??  ?? “Beyond”, 2006.
“Beyond”, 2006.
 ??  ?? “Leaving the Garden”, 2006.
“Leaving the Garden”, 2006.

Newspapers in French

Newspapers from France