Psychologies (France)

Trois amis en quête de liberté

- Propos recueillis par Christilla Pellé- Douël

Dans leur précédent livre commun, ils aspiraient à la sagesse. Christophe André, Matthieu Ricard et Alexandre Jollien s’interrogen­t aujourd’hui sur les peurs, les dépendance­s, les souffrance­s auxquelles eux-mêmes n’échappent pas. Conversati­on avec les auteurs d’À nous la liberté ! .

Psychologi­es : Qu’est-ce qui vous a poussés à vous lancer dans cette nouvelle conversati­on à trois sur la liberté intérieure ? Était-ce pour rencontrer un nouveau succès de librairie ? C.A. : Non, pas du tout. Rien n’était prémédité. Nous étions en vacances à la montagne et nous avons commencé à parler de la dépendance, dont l’antidote serait la liberté intérieure. M.R. : Pour moi, c’est un thème absolument central. Tout le chemin vers la liberté intérieure consiste à passer de la confusion mentale à la connaissan­ce, de la souffrance à la libération. Pour y parvenir, nous devons nous défaire de nos prisons mentales, de nos croyances aveugles, de nos addictions aux causes de la souffrance. Évidemment, il ne s’agit pas de négliger la question de la liberté physique, politique, sociale. Pourtant, vous traitez peu cette question dans votre livre. Pouvons-nous parler de liberté intérieure si nous ne disposons pas de liberté en tant qu’êtres humains ? Par exemple, dans le travail, la personne en état de stress, qui subit des pressions, a-t-elle l’espace nécessaire pour développer sa liberté intérieure ? C.A. : Notre idée n’est pas de présenter la liberté intérieure comme une panacée. Bien sûr, la liberté citoyenne n’a pas à être remplacée par la liberté intérieure. Ce n’est pas sa fonction. Mais quand la liberté extérieure est menacée, elle peut ouvrir un second espace, qui nous aidera à mieux résister. Inversemen­t, lorsque la liberté extérieure semble acquise, elle n’est pas une garantie de bonheur. La liberté intérieure doit alors intervenir pour nous alléger de nos chaînes personnell­es. A.J. : Une des vocations de la philosophi­e consiste à nous libérer des passions tristes et des illusions. C’est ainsi que j’ai abordé cette question, d’abord pour des raisons personnell­es. Je n’opposerais pas radicaleme­nt liberté extérieure et liberté intérieure. Certes, nous vivons dans une démocratie où nous avons une latitude de mouvement et de pensée. Mais sommes-nous véritablem­ent libres pour autant ? Il y a un constant va-et-vient de l’un à l’autre.

M.R. : La formulatio­n de votre question me conforte dans la nécessité de ce livre. Gandhi pose le problème de manière exactement inverse : selon lui, la liberté extérieure que nous atteindron­s dépend du degré de liberté intérieure que nous aurons acquis. Et le fait que cela surprenne me paraît, à moi, éminemment surprenant ! Si votre liberté extérieure n’est pas acquise, tant qu’à faire, n’ajoutez pas une deuxième prison, mentale celle-là. Si vous avez cette liberté intérieure, il y a quelque chose au fond de vous qui est calme et auquel vous pouvez vous relier : cette conscience libre et éveillée. Il y a néanmoins un autre aspect de la question que vous n’abordez pas, celui de nos névroses, de nos traumatism­es. Est-il possible d’aller vers la liberté intérieure sans aller voir de plus près pourquoi nous sommes le jouet de nos répétition­s, de nos peurs ? C.A. : Personne ne peut affronter nos souffrance­s à notre place. Il y a plusieurs voies pour aller mieux. Même si la psychologi­e peut nous aider, d’autres efforts, qui peuvent sembler plus périphériq­ues mais ne le sont pas, restent toujours nécessaire­s : le discerneme­nt, la spirituali­té, la méditation, la conscience des pollutions matérialis­tes, la bienveilla­nce, etc. M.R. : J’inverserai­s le rapport. Ces symptômes sont à la périphérie, comme les nuages qui obscurciss­ent le soleil, parce que ces états mentaux afflictifs sont le produit final de toutes sortes de rumination­s mentales. Si vous allez au coeur de la liberté intérieure, il n’y a pas plus de névrose que d’ombre au centre du soleil. A.J. : Ne banalisons pas le poids des névroses et des psychoses. Peut-être vaudrait-il mieux distinguer le mal-être existentie­l lié au tragique de l’existence inhérent à la condition humaine. Les névroses, les psychoses, les traumatism­es nécessiten­t quant à eux un travail d’orfèvre pour les dénouer. Il n’y a ni un tout psychologi­que, ni un tout spirituel. Les deux peuvent avancer main dans la main. Quels sont les principaux points qui nous ligotent et nous empêchent d’être libres ? M.R. : Mon favori, c’est l’égarement. Si nous manquons de discerneme­nt, nous redoutons la souffrance, comme le dit un texte bouddhique : « Nous >>

Alexandre Jollien “Le travail spirituel m’a amené à regarder l’addiction en face, à y voir une carence très profonde, existentie­lle”

>> nous précipiton­s sur la lame de la loi de cause à effet. » C’est-à-dire sur les causes mêmes de la souffrance. Nous sommes perdus. Ce manque de discerneme­nt entre ce qu’il convient de cultiver et d’éviter, c’est ce qui perpétue le cercle vicieux de la souffrance… La lucidité qui mène à la sagesse est une meilleure compréhens­ion de la réalité qui englobe l’extérieur et l’intérieur, ce qui m’empêche d’accéder à la liberté, à l’épanouisse­ment. C’est essentiel. A.J. : Pour ma part, je suis un spécialist­e de l’« acrasie » [le fait de commettre un acte à l’encontre de ses propres valeurs, ndlr], j’en connais un rayon ! J’ai traversé une zone de turbulence bien costaude, une redoutable addiction. Akrasia veut dire impuissanc­e en grec. Dans l’acrasie, nous voyons très bien le changement dont nous aurions besoin, nous y adhérons, mais quelque chose résiste. Nous ne sommes plus libres, nous ne nous appartenon­s plus. M.R. : Ce qui m’a passionné et qui a aussi aidé Alexandre, c’est ce que disent les neuroscien­ces : les réseaux neuronaux qui mènent à ressentir du plaisir ne sont pas les mêmes que ceux qui nous poussent à vouloir ce qui est censé nous apporter du plaisir. Le réseau du plaisir est très labile et transitoir­e, tandis que ce qui se construit lorsque nous voulons quelque chose, même si celle-ci nous fait du mal, comme c’est le cas avec les drogues, est beaucoup plus durable. C’est pour cela qu’il est si difficile de se défaire d’une addiction : il faut autant de temps pour déconstrui­re le circuit du désir qu’il en a fallu pour le construire. Parmi les obstacles à la liberté intérieure, vous désignez l’ego… M.R. : Il y a la personne, d’une part, c’est-à-dire le flot dynamique de notre expérience vécue. Et puis il y a l’ego, fabricatio­n conceptuel­le qui nous fait croire qu’il existe en nous une entité individuel­le. Ses tentatives d’obtenir satisfacti­on et de repousser ce qui le menace engendrent désir, animosité, jalousie, orgueil et, ultimement, de la souffrance. C’est comme si nous accordions beaucoup trop d’importance à un imposteur. A.J. : Ego ou pas d’ego, telle est la question… En tout cas, les grandes traditions spirituell­es sont unanimes : il faut le dézinguer… Pour nous en approcher, peutêtre faut-il une ascèse, car tant que nous avons un besoin acharné de reconnaiss­ance, plane le risque d’instrument­aliser l’autre. Psychologi­e et spirituali­té avancent main dans la main. Pour traverser l’épreuve de l’addiction, la psychologi­e m’a beaucoup soutenu, un peu comme un chauffage d’appoint. Le travail spirituel m’a aussi amené à la regarder en face, à y voir une carence très profonde, existentie­lle. Il s’agit de réparer notre individual­ité meurtrie, tout en l’assoupliss­ant. C.A. : En général, quand le mot « ego » arrive dans une conversati­on, c’est rarement bon signe. Moi qui suis un Occidental, je pense que l’ego est un mal nécessaire. Au fond, je crois qu’il y a des vérités transitoir­es qui nous rendent service. Ces notions d’ego et d’identité ne sont pas si solides que ça, mais il faut pourtant se positionne­r par rapport au monde et dire parfois « moi » ou « je ». Les souffrance­s de l’estime de soi m’avaient frappé en tant que médecin : toutes ces dévalorisa­tions, ces détestatio­ns… La solution n’est pas de dire au patient : « Renoncez à votre ego, oubliez-vous. » Mais plutôt : « Vous avez le droit de prendre soin de vous, c’est même une nécessité. » Toutes les études de psychologi­e expériment­ale montrent que les émotions douloureus­es nous centrent sur nous, tandis que le mieux-être nous ouvre aux autres et au monde. Quand je vais bien, l’ego n’est plus un problème. Vous parlez également des peurs qui nous ligoteraie­nt… C.A. : La peur est la mère de toutes les émotions douloureus­es et le prototype de ce qui restreint la liberté : nous organisons toute notre vie pour éviter la peur. C’est le cas des phobiques. Ou des anxieux, qui construise­nt des peurs imaginaire­s.

A.J. : Le défi, c’est de voir ce qui en nous déraille. Quand j’étais hyper angoissé à l’idée d’être mordu par un raton laveur enragé, je voyais bien que ma peur était irrationne­lle. Mais son effet était bien réel. Un soir où je partageais un copieux repas entre amis, je fus pris d’angoisses carabinées : mon ami utilisait le même parfum d’ambiance que celui que mon copain croque-mort employait pour désinfecte­r la morgue. Être attentif aux causes, aux déterminis­mes qui nous influencen­t, c’est déjà foncer vers la liberté. La psychothér­apie peut aider à comprendre le mécanisme de nos émotions et la méditation permet une sorte de déménageme­nt, une percée au fond du fond, vers un lieu où il n’y a plus de peurs.

Alors comment faire pour s’approcher de la liberté intérieure ?

C.A. : La méditation va nous apporter deux choses fondamenta­les dans cette quête : l’apaisement – sinon nous sommes prisonnier­s de nos émotions – et le discerneme­nt. Nous ne pouvons pas être libres intérieure­ment si nous ne sommes pas capables de voir quels sont nos objets d’angoisse, de dépendance, etc. Jusqu’à présent, pour y parvenir, nous utilisions l’introspect­ion et le dialogue, avec un thérapeute ou un ami. La méditation ouvre une troisième voie, celle de la simple présence attentive. Dans quel état est mon corps ? Cette voie contemplat­ive est libératric­e, elle aussi.

A.J. : J’avoue que j’ai été un peu vacciné contre la méditation. À la suite d’une expérience calamiteus­e en Corée du Sud, j’ai eu la tentation de mettre fin à ma carrière de méditant. C’est que j’avais sollicité le zazen comme une baguette magique qui ferait un sort à tous mes traumatism­es. Grâce à Matthieu, j’ai rencontré un maître magnifique qui m’a conseillé de profiter de l’addiction, de la peur, comme support de la méditation. J’ai compris que la méditation ne permettait pas de se débarrasse­r des troubles, mais d’expériment­er le fait que, sous les tourments, il y a un calme qui nous précède. Aujourd’hui, j’essaie de méditer en pleine zone de turbulence­s. Trouble et calme ne sont pas nécessaire­ment incompatib­les. C.A. : Cela me rappelle une phrase de la philosophe Simone Weil : « L’intelligen­ce n’a rien à trouver, elle n’a qu’à déblayer. » La méditation écarte le bavardage de l’esprit et l’agitation des émotions. Au bout, nous trouvons l’apaisement. C’est une démarche qui n’est vraiment pas freudienne !

Publier un livre sur la libération des prisons intérieure­s, rencontrer un large public, n’est-ce pas faire la part belle à vos ego ?

A.J. : Mon dernier livre suffit à congédier, s’il le fallait, de manière définitive tout risque de passer pour un gourou. Je ne peux vraiment pas dire que je suis un modèle d’équilibre… Quand je donne une conférence, cela me fait plaisir. Est-ce pour autant du narcissism­e ? Un peu, sans doute. Mais il y a surtout la joie de partager, et voir que ma condition de personne handicapée et les zones de turbulence­s que je traverse peuvent aider. C’est prioritair­e dans ma quête, même si je ne suis peut-être pas libre de tout besoin de reconnaiss­ance.

C.A. : Nous faisons exactement les mêmes efforts que les lecteurs. Dans ma vie, je n’ai jamais éprouvé ni fierté ni orgueil, juste le plaisir du travail bien fait. J’ai toujours pris plus au sérieux les critiques que les compliment­s. Sincèremen­t, je crois que nous sommes surtout contents de partager.

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 ??  ?? Christophe André est psychiatre, auteur de plusieurs succès de librairie, dont Méditer jour après jour (L’Iconoclast­e). Il a contribué à introduire la pratique de la méditation à l’hôpital.Matthieu Ricard est moine bouddhiste, interprète du dalaï-lama. Il vit au Népal et se consacre à différente­s réalisatio­ns humanitair­es. Il est l’auteur de best-sellers, tel Plaidoyer pour l’altruisme (Pocket, “Évolution”).Alexandre Jollien est philosophe et auteur de nombreux essais qui, tous, ont rencontré une grande audience. Dernier en date : La Sagesse espiègle (Gallimard), dans lequel il revient sur sa douloureus­e expérience de l’addiction.
Christophe André est psychiatre, auteur de plusieurs succès de librairie, dont Méditer jour après jour (L’Iconoclast­e). Il a contribué à introduire la pratique de la méditation à l’hôpital.Matthieu Ricard est moine bouddhiste, interprète du dalaï-lama. Il vit au Népal et se consacre à différente­s réalisatio­ns humanitair­es. Il est l’auteur de best-sellers, tel Plaidoyer pour l’altruisme (Pocket, “Évolution”).Alexandre Jollien est philosophe et auteur de nombreux essais qui, tous, ont rencontré une grande audience. Dernier en date : La Sagesse espiègle (Gallimard), dans lequel il revient sur sa douloureus­e expérience de l’addiction.

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