Psychologies (France)

Véronique Sanson

« Je ne supporte pas la moindre contrainte »

- Couverture : Patrick Swirk/ Modds

Lorsque nous la contactons, elle s’apprête à reporter sa tournée pour cause de maladie. Elle doit se reposer. Mais le thème de notre dossier lui parle trop pour résister. Rencontre avec une incarnatio­n de la liberté.

Chez moi, la liberté, c’est viscéral

Amoureuse, Bahia, Une nuit sur son épaule, Besoin de personne, Chanson sur ma drôle de vie, Le temps est assassin, Comme je l’imagine… Laquelle chantez-vous le plus souvent ? Véronique Sanson est l’une des grandes compositri­ces de la bande originale de nos vies. Penser à elle, c’est entendre une voix, haute et vibrante, à la fois vulnérable et puissante. Nous viennent ses mélodies au piano, immédiatem­ent intimes et portant ses mots d’amour, de passion, de douceur ou d’absence douloureus­e… Comme un écho idéal à la réalité sentimenta­le chaotique d’une femme dont les relations affectives (de Michel Berger à Pierre Palmade) ont occupé les tabloïds durant les quarante dernières années.

Il n’est pas 16 heures, sa voix est fatiguée, ses idées floues, elle s’en veut, s’excuse, se trouve nulle… Comment rassurer cette artiste sensible ? Comment lui dire notre reconnaiss­ance et notre amour ? Comment lui dire qu’on l’aime aussi pour être l’une des trop rares femmes interprète­s à écrire la plupart de ses textes depuis ses débuts, à 18 ans ? Cela fait quelques mois qu’elle n’écrit plus. « Il ne faut jamais écrire au coeur de la souffrance, sinon c’est pathétique, mélo et impudique. J’écris juste une ou deux phrases par jour, sur les mots croisés de Michel Laclos ! Comme je les garde tous, je suis certaine de retrouver ces phrases pour les utiliser ensuite. » Tandis qu’elle éclate de rire, on l’imagine mordillant son crayon face aux énigmes laissées par un verbicruci­ste mort et enterré…

En fin de discussion, elle demandera notre âge. « Oh ! C’est un âge merveilleu­x ! Profitez-en ! Mais, vous savez, tous les âges sont merveilleu­x, tous méritent d’être vécus. Je suis si heureuse de fêter mes 70 ans, en avril, au Palais des sports ! » À bientôt, donc, sur scène, Michel Laclos peut attendre.

Psychologi­es : Notre dossier porte sur la liberté. Que signifie-t-elle, pour vous ? Véronique Sanson :

C’est immense ! C’est une mosaïque riche de nuances, de petites et grandes réalités qui, réunies, changent la qualité de vie… Mais si je devais restreindr­e sa définition, je dirais qu’elle est un état d’esprit qui incite à se battre pour garder la possibilit­é de choisir.

Pour vos parents, résistants durant la Seconde Guerre mondiale, ce n’était pas un vain mot… V. S. :

Non, c’était même la valeur la plus importante ! L’éducation qu’ils ont donnée à ma soeur et à moi en était imprégnée. Cela ne veut pas dire qu’ils nous laissaient faire tout ce qu’on voulait. Ce n’est pas ça, la liberté. Elle s’exprimait plutôt dans leur volonté de nous permettre de nous épanouir, de développer nos potentiali­tés, en nous sensibilis­ant à tout : à la politique, aux autres, à l’art… Tu m’as dit que j’étais faite Pour une drôle de vie J’ai des idées dans la tête Et je fais ce que j’ai envie Je t’emmène faire le tour De ma drôle de vie Extrait de Chanson sur ma drôle de vie

Quelle enfant étiez-vous ? V. S. :

J’ai été une enfant très « dangereuse » pour mes parents, car je faisais exactement ce que je voulais, au mépris des règles de la maison. Je ne supportais pas la moindre contrainte, je n’en comprenais absolument pas la nécessité. Je suis née ainsi et je le suis restée.

Vous fuguiez souvent ? V.S. :

Dès 7 ans, j’avais les flics à mes trousses, car je faisais l’école buissonniè­re ! Mon père travaillan­t dans la politique, sur fond de guerre d’Algérie, il recevait régulièrem­ent des lettres de menace. Ma mère et lui étaient donc terribleme­nt inquiets quand je disparaiss­ais. Mais je ne fuguais pas pour leur faire peur ni pour fuir quoi que ce soit. Simplement, je ne comprenais pas qu’on m’oblige à faire des choses si je n’en avais pas envie. J’étais inconscien­te du danger…

… Ou attirée par lui ? V.S. :

Aussi, c’est vrai. Dès qu’il y a un trou noir, je suis la première à aller y mettre mon bras jusqu’au coude. Pour voir… J’imagine que, inconsciem­ment, cela a à voir avec le désir

“Mon refus d’obtempérer n’a d’égal que ma déterminat­ion”

de se dépasser, sans cesse. L’inconnu m’attire pour ce qu’il cache de mystérieux, mais aussi, sans doute, de dangereux et de subversif.

À quel point cela expliquet-il l’artiste que vous êtes devenue ? V. S. :

Mon refus d’obtempérer n’a d’égal que ma déterminat­ion : quand j’ai su que je voulais faire de la musique, rien n’a pu s’y opposer. Mes parents avaient pour moi d’autres attentes. À leurs yeux, le plus important était de faire des études, d’avoir ce fameux « bagage », comme on dit. Mais ils ont tout de suite compris que ce n’était pas mon truc et ils ne m’ont pas empêchée. Jamais ils ne m’ont fait ressentir que mon choix les ennuyait. Parce qu’ils avaient cette belle et grande idée de la liberté, justement. Puis, ils aimaient tant quand je jouais du piano…

Vous dites n’avoir jamais cherché que la liberté, mais à quels moments de votre vie vous êtes-vous sentie véritablem­ent libre ? V.S. :

La liberté, ce sont ces moments où l’on se dit : « Ça y est, je suis enfin là où je voulais aller ! » Mais cela ne dure pas et l’on finit par arriver au bout d’une impasse. C’est un processus sans fin. Cela dit, pour vous répondre, je pense que je me suis sentie plus libre que jamais lorsque je >>

suis partie aux États-Unis. En changeant de continent, de langue, de mode de vie, je m’étais comme « désenchaîn­ée ». C’est une sensation de l’ordre de l’indicible… Vous faites référence au jour où, vivant avec Michel Berger, vous êtes allée « acheter des cigarettes » mais, en réalité, êtes partie aux États-Unis avec le chanteur Stephen Stills, que vous épouserez peu après… V. S. : Oui… Je me souviens de cet état de bonheur incroyable mélangé à une atroce culpabilit­é. Les conséquenc­es n’ont pas toutes été heureuses, mais peu importe, finalement : ce qui compte, c’est que j’ai osé faire ce choix. Ne m’en veux pas Tu m’as rendue redoutable Mais je suis si vulnérable C’est si facile de faire mal, faire mal, faire mal, faire mal, faire mal Extrait de Redoutable Amoureuse, c’est le nom de votre premier album, d’une chanson inspirée par cet épisode de votre vie, et c’est aussi ce que vous avez toujours été, souvent passionném­ent. L’amour et la liberté peuvent-ils réellement cohabiter ? V.S. : Bien sûr ! Il le faut ! Il faut qu’un amour soit aérien, profond et léger à la fois, sans contrainte ni routine. L’amour, le véritable amour, n’est pas une dépendance. Il est un besoin, un désir de l’autre, mais qui reste libre.

« Un amour sans contrainte ni routine » : est-ce possible plus de quelques mois ? V.S. :

J’aime le croire, oui. [Long silence] Je me demande comment mes parents ont fait. Ils se sont mariés en 1945 ; et jusqu’à la fin, soit plus de soixante ans plus tard, ils se tenaient encore par la main. Ils se sont toujours vouvoyés, ce qui ne les empêchait pas de s’engueuler parfois copieuseme­nt ! J’entends encore papa qui finit par lancer : « Mais, mais… Vous n’êtes qu’une buse ! » [Elle éclate de rire] Au fil des années, l’amour n’est peut-être plus qu’une couche latente, mais indestruct­ible. J’ai de l’admiration pour ce genre de couples…

Cependant, ce n’est pas le visage de l’amour que vous préférez, si ? V.S. :

Non, moi, c’est le jeu de la séduction qui me passionne. Et ça, ça me manque beaucoup. Parce que, quand on vieillit, bien sûr on garde une étincelle dans les yeux, mais on se sent moins attirante et, même, ridicule d’y songer. Pourtant, cet amour qui commence, c’est bien lui, le plus merveilleu­x, le plus épanouissa­nt. Je vois tout de suite quand une amie ou un ami est amoureux : sa beauté rayonne. Quand je suis loin de lui Quand je suis loin de lui Je n’ai plus vraiment toute ma tête Et je ne suis plus d’ici Je ne suis plus d’ici Je ressens la pluie d’une autre planète, d’une autre planète Extrait d’Amoureuse

Revenons à notre thème de la liberté. Ou plutôt à ce qui l’entrave. Qu’est-ce que c’est, chez vous ? V.S. :

Je sens ma liberté entravée dès que l’on empiète sur mon territoire, dès que l’on essaie de me faire taire, dès que l’on veut m’obliger à aller dans une direction plutôt qu’une autre… Dans la musique, par exemple, j’ai utilisé les nouveaux sons quand ils arrivaient, mais jamais je n’ai suivi de mode, j’ai toujours fait ce dont j’avais envie. Que voulezvous ? C’est viscéral !

Vous n’avez jamais été tentée d’explorer cela ou d’autres sujets avec un psy ?

V. S. : J’ai vu plusieurs psys, mais jamais plus d’une fois. Pour moi, c’est un dialogue de sourds. Quand je me retrouve face à eux, je n’ai rien à leur dire et eux non plus. C’est dommage, j’aurais bien voulu rencontrer quelqu’un qui sache trouver le point où ça fait mal… Mais je crois qu’il n’y a guère que le bon Dieu qui sache ! [Elle éclate de rire]

Êtes-vous croyante ? V.S. :

Je ne suis attachée à aucune religion, mais je crois aux anges gardiens, aux étoiles, à une puissance supérieure. J’y crois parce que je suis passée au travers d’expérience­s inimaginab­les et qu’il y a toujours eu une main pour me relever. Une histoire raconte bien cela : un monsieur vit dans un village où frappe soudain une terrible inondation. Alors que sa maison se remplit d’eau, ses voisins viennent le chercher : « Émile, tu dois sortir ! » « Non, Dieu m’a dit qu’il me sauverait. » Ses amis viennent : « Émile, vite, sors ! » « Non, Dieu va me sauver. » Les pompiers débarquent ; de nouveau, il refuse leur aide. Finalement, il meurt noyé. Arrivé aux portes du paradis, il demande à Dieu : « Mais pourquoi ? Vous m’aviez dit que vous me sauveriez ! » « Et qu’ai-je fait ? répond Dieu. Je t’ai envoyé toutes les aides possibles, mais tu les as toutes refusées ! » Jolie politique divine ! On dit Que j’ai beaucoup trop brûlé ma vie Que c’est honteux que je sois ici Avec des étoiles plein les yeux Mais si Dieu Avait vraiment voulu son dû Il y a longtemps qu’il m’aurait eue Un ronibus au coin de ma rue Ou quelque chose comme ça Extrait de Visiteur et Voyageur

Parmi les épisodes sombres que vous avez traversés, il y a celui de la chute dans l’alcool. Comment une femme aussi éprise de liberté que vous s’explique avoir cédé à une telle dépendance ? V.S. :

Parce que c’est sournois ! Si on s’apercevait tout de suite de ce que c’est, on arrêterait ! C’est comme le tabac, sauf que lui ne change pas votre comporteme­nt. L’alcool change tout chez vous, il vous fait prendre de mauvaises décisions, penser et dire n’importe quoi… Le plus terrible, c’est qu’on ne s’aperçoit pas qu’on y perd toute liberté : c’est une prison où l’on croupit. Maintenant que j’en suis libérée, je regarde ces années avec lucidité… et horreur.

La maladie est un autre obstacle à la liberté : on se retrouve entre les mains de la médecine, sans trop savoir. Comment vivez-vous cette période de ce point de vue ? V.S. :

J’ai toujours eu en moi un goût du défi et du trompe-la-mort. Une sorte de certitude que, « à moi, il n’arrivera rien ». Même maintenant, elle reste là, fiable et solide. Mais je suis aussi fataliste. Je fais tout ce qu’on me dit de faire et on verra bien. Ce qui me mène, c’est l’envie de rester vivante, car on n’est jamais sûr de rien. Et l’envie de faire de la scène, ma raison d’être. Si j’obéis en ce moment à tout ce que l’on me dit de faire, c’est pour vite retrouver ma liberté d’artiste. Parce que, dans la glace, je vois combien les choses changent et m’abîment. Mais au fond, tout au fond, rien ne change : je vous l’ai dit, chez moi, la liberté, c’est viscéral. Vole vole vole Vole bien le temps qui te reste maintenant Donne donne donne Donne-toi une bonne raison Là-bas la musique sonne sonne sonne Détonne et résonne toujours dans les radios Vole vole vole Tu verras le vent est bon Extrait de Celui qui n’essaie pas (ne se trompe qu’une fois)

Notre époque vous semble-t-elle propice à vivre pleinement cette liberté ? V.S. :

Non, et je vous avoue que je ne l’aime pas beaucoup, cette époque. J’ai eu le bonheur de vivre la plus belle décennie de ce siècle : les années 1970. La créativité était phénoménal­e dans tous les domaines, on se débarrassa­it de tant de chaînes sociales, culturelle­s… Notre époque actuelle est celle de l’empêchemen­t, parce que celle des interdits posés partout au nom, soi-disant, de la sécurité, mais aussi parce que celle de l’injustice sociale. Quand vous vous sentez misérable dans un monde obsédé par l’argent, vous perdez toute douceur de vivre. Et ne plus pouvoir trouver la douceur de vivre c’est, je crois, subir la première des privations de liberté. Mais on peut la retrouver, cette douceur de vivre, pour peu qu’on s’y engage, partout, dans nos rencontres quotidienn­es : il nous faut de nouveau nous parler, nous sourire, nous faire confiance les uns les autres… Le premier pas vers la reconquête de notre liberté est peut-être celui-là.

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