Psychologies (France)

Comment prendre la meilleure décision, entretien avec Mathieu Maurice

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Nous avons envie de ceci, mais c’est cela qui nous semble juste. Nous tergiverso­ns, nous hésitons, et c’est ainsi que naît notre difficulté à nous déterminer. Comment faire le bon choix ? Est-ce que ça s’apprend ? Le philosophe Mathieu Maurice, coauteur de La Décision fertile, nous aide à y voir plus clair. Psychologi­es : Pourquoi est-il si difficile de prendre une décision ?

M. M. : Même si nous ne nous en rendons pas compte, nous prenons des décisions en permanence. Il n’y a rien de plus banal. Nous sommes tous de grands experts dans ce domaine. Du matin au soir, nous décidons : aller à pied au travail ou prendre le métro, choisir telle ou telle tenue pour les enfants… Même ne rien faire et attendre que les choses se passent, c’est une décision. Cela se complique quand nous en venons à croire qu’il y a, a priori, une « bonne » décision. Et paradoxale­ment, plus nous mythifions, plus nous mystifions et plus nous décidons mal. Il y a aussi les situations où nous nous représento­ns la décision dans ce qu’elle a de plus imposant et engageant… au risque de nous y perdre. Il y en a certes qui sont belles de par leur solennité : « Je décide de me marier. » Mais pour en prendre de grandes comme celle-là, il est aussi important d’en prendre un certain nombre toutes simples, modestes, qui, ajoutées les unes aux autres, font avancer.

Mais décider peut parfois engager toute une vie, non ? M.M. : Oui, et si nous nous laissons happer par le vertige de l’importance, c’est parce que toute décision comporte un aspect métaphysiq­ue : à chaque moment, j’ai le pouvoir de donner une orientatio­n à ma vie. En décidant, je pose une action qui aura telle ou telle conséquenc­e. Cette dimension existentia­liste est certes présente, mais n’envisager la ques- tion que sous cet angle, c’est prendre le risque de tomber dans des abîmes de perplexité et ne pas mettre toutes les chances de notre côté. En fait, décider devient difficile dans des moments cruciaux, quand cela nous engage personnell­ement, nous, notre famille ou le collectif dont nous faisons partie, quand notre responsabi­lité est en jeu. C’est à la fois une forme de renoncemen­t et de prise de risque. Personne ne peut nous dire à l’avance si cela aboutira à quelque chose de positif ou pas. C’est un pari.

Vous distinguez deux grandes pathologie­s de la décision…

M.M. : … les hyper-décideurs et les hypo- décideurs. Les premiers sont ceux qui surinvesti­ssent leur pouvoir de décision, ne prennent pas en considérat­ion celui des autres, s’y substituen­t et les écrasent. Ils décident de >>

tout et pour tout… au risque d’anesthésie­r leur entourage. Ils l’habituent à subir ou à se rebeller. Leurs décisions, loin d’être fertiles, stérilisen­t leur environnem­ent. Les hypo-décideurs essaient, eux, de faire investir leur pouvoir aux autres, éventuelle­ment de façon perverse pour que, si ça ne marche pas, ils puissent toujours dire que c’est à cause de l’autre. Je vois parfois des entreprise­s dans lesquelles les décisions peinent à se prendre. La hiérarchie n’assume pas ses responsabi­lités. L’efficacité est remplacée par la réunionnit­e. Résultat : le jour où une décision est prise, c’est terrible pour les salariés parce qu’ils sont tellement habitués à l’apathie qu’ils ont l’impression que toute leur vie va être transformé­e.

Nous pouvons aussi être contraints à l’indécision, non ?

M.M. : Un grand nombre de pathologie­s de la décision viennent effectivem­ent du fait que notre situation nous pousse parfois à ne pas décider. Je travaille par exemple beaucoup avec des victimes de burn-out. Chaque année, le nombre de personnes qui viennent me voir à ce propos double. C’est terrifiant. Le point commun que j’ai trouvé entre ces cas singuliers est de se retrouver dans un environnem­ent sur lequel nous n’avons plus de prise. Nous considéron­s que nous n’avons plus la possibilit­é d’agir et nous nous trouvons pris dans un engrenage destructeu­r. Moins nous décidons, moins nous prenons l’habitude de décider, plus nous sommes fragiles et plus la décision devient difficile. Dans les cas de burnout, tout mon travail consiste à enclencher un réapprenti­ssage de la décision.

Décider, ça s’apprend ?

M. M. : Oui, la décision repose sur notre pouvoir d’agir sur le monde. Apprendre à bien décider consiste à savoir évaluer son pouvoir, puis à s’habituer ou se réhabituer à l’exercer sur son environnem­ent. C’est un point essentiel : une bonne décision est proportion­nelle au développem­ent de notre champ d’interventi­on, de notre influence et de notre pouvoir personnel. Elle doit être suivie d’une mise en mouvement ou de sa possibilit­é. Elle est le reflet de notre capacité à ne pas subir notre vie, à en être des acteurs responsabl­es. Quand ce n’est pas le cas, les décisions se transforme­nt en voeux pieux.

Pour qu’une décision puisse être suivie d’effet, faut-il avoir pesé le pour et le contre ?

M.M. : Il y a un mythe de la rationalit­é qui consiste à croire que c’est mathématiq­ue, qu’une fois que nous avons fait les comptes, regardé de quel côté penche la balance, nous avons la réponse et le tour est joué ! Pour des cas simples, cela fonctionne très bien parce que la situation est claire. Mais pour des cas complexes, nous allons avoir tendance à alimenter indéfinime­nt notre liste de pour et de contre. C’est un artifice qui revient en fait à surinvesti­r l’amont : nous passons notre temps à nous demander si nous faisons le bon choix. Nous tournons en rond au risque de nous perdre, mais la rationalit­é pure ne saurait résoudre à elle seule la profondeur de l’enjeu : derrière la décision, c’est en fait notre engagement dans le monde dont il est question. La plupart des grandes choses ne se seraient jamais produites dans nos vies si nous avions uniquement obéi à une logique cartésienn­e. Et puis nous nous imaginons trop souvent que la décision porte en elle le fait d’être bonne ou mauvaise. Alors que ce qui compte, c’est ce que nous en faisons une fois que nous l’avons prise. C’est cela qui va faire qu’au final, elle s’avérera bonne ou pas.

“Une bonne décision est le reflet de notre capacité à ne pas subir notre vie, à en être des acteurs responsabl­es”

“Rien de mieux qu’un partenaire de jeu qui se fait l’avocat du diable […] et vous permet de gagner en lucidité”

Existe-t-il une méthodolog­ie ?

M.M. : La qualité de nos décisions dépend d’abord de la qualité de nos questions. La première des choses, c’est donc de se poser toutes celles qui concernent le problème et d’interroger la situation. Ce peut être un objectif à atteindre, une difficulté à résoudre, peu importe. Prendre des décisions fertiles, c’est se poser des questions fertiles. Quand nous nous demandons sans cesse : « Est-ce que je quitte mon entreprise ou est- ce que je reste ? », nous perdons notre temps à ruminer. Ces interrogat­ions sont stériles parce qu’elles génèrent de la fatigue psychologi­que, de l’anxiété. Alors que si nous réfléchiss­ons aux conditions qui feront que partir de notre entreprise est une bonne idée, la question devient fertile. Parce que nous interrogeo­ns le pouvoir dont nous disposons pour réunir les ingrédient­s nécessaire­s. « Quitter mon conjoint qui me maltraite, est- ce une bonne idée ? » Eh bien, si c’est pour que le lendemain, il sonne à la porte de l’endroit où je suis puis me passe à tabac, ce n’en est pas forcément une bonne. En revanche, si je me demande : « Dans quelles conditions puis-je quitter mon conjoint sans risquer qu’il me frappe à nouveau ? », à ce momentlà, je vais pouvoir échafauder petit à petit un scénario dans lequel cela va avoir du sens. Et cela change tout. Questionne­r la situation, c’est aussi collecter les données pertinente­s. La deuxième étape consiste à rassembler ces dernières. Si j’envisage de changer de métier : « Quelles sont mes dépenses actuelles ? De combien ai-je besoin pour vivre ? Ai-je des études de marché sur l’activité que je souhaite développer ? Ai-je des clients prêts à me suivre ? ». .. L’étape suivante consiste à projeter des scénarios possibles. Quels sontils ? À quelles conditions sont-ils positifs, négatifs ? C’est là que nous pesons notre pouvoir. C’est là que nous construiso­ns notre pari, que nous nous projetons dans une histoire et nous demandons ce qu’il faut y mettre pour qu’elle correspond­e à nos attentes. Quel est notre pouvoir pour y injecter ce qui la rendra belle ? S’il faut que nous gagnions au Loto, autant oublier : cela revient à se jeter dans le vide.

Faut-il être seul pour bien décider ?

M.M. : Non, il vaut mieux d’abord confronter ses réflexions. Et c’est ce que je recommande de faire dans un troisième temps, après avoir échafaudé son scénario ou ses scénarios de prédilecti­on. Nous sommes rarement clairvoyan­ts tout seuls. Les autres nous apportent un autre regard sur nous-mêmes et sur nos capacités. Pouvoir argumenter face à quelqu’un d’autre est essentiel. Rien de mieux qu’un partenaire de jeu qui se fait l’avocat du diable, qui vous titille, vous cherche et vous permet de gagner en lucidité. Voilà ce qui peut aider. Il faut être lucide dans la réflexion. Je me méfie des gens d’emblée très optimistes et qui vous disent : « Ça va bien se passer. » Ça ne suffit pas, ça n’apporte rien. En revanche, quand la décision a été prise, il faut cesser de s’interroger et se montrer optimiste dans l’action : y aller ! C’est la dernière étape : foncer sans se prendre la tête.

Peut-on se fier à son intuition ?

M.M. : Bien décider, c’est réconcilie­r la raison et l’intuition. C’est l’enjeu de ce « pari rationnel ». Nous ne décidons pas en jouant aux dés, mais parce que nous avons des idées sur ce que notre décision va entraîner, ce qui va arriver. Nous ne décidons pas non plus en partant du principe que nous allons résoudre un problème mathématiq­ue. La bonne décision, c’est l’articulati­on des deux. C’est aussi un accès à sa cohérence intérieure. Elle réconcilie des parties de nous-mêmes qui vont parfois dans des directions opposées les unes aux autres. L’école de la décision, c’est celle de l’alliance du coeur et de la raison, de l’intelligen­ce et de la volonté, de l’intuition et de la logique.

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