Psychologies (France)

Sommes-nous libres d’être libres ?

- Par Isabelle Taubes

Nous la chérissons autant que nous la craignons. Mais en quoi consiste la liberté ? S’affranchir des interdits, de notre histoire familiale ? Décider de notre vie ? Ce dossier vous portera vers une réflexion personnell­e, où tout est d’abord question… de libre arbitre.

Liberté » est le mot de notre devise nationale que nous chérissons le plus, révèle une récente enquête1. Laquelle nous enseigne aussi que nous aimons l’esprit d’initiative, privilégio­ns le sens des responsabi­lités… tout en estimant que l’État devrait davantage nous prendre en charge. Autre paradoxe : nous tenons à décider seuls, de façon autonome, de nos existences ; or, la grande maladie de notre époque est l’addiction, la plus aliénante des pathologie­s. Nous devenons les esclaves de nos écrans, du tabac, du travail. Cette réalité nous rappelle que la liberté est aussi désirable qu’affolante. Devoir assumer seuls nos choix sans pouvoir accuser quiconque de nos erreurs donne parfois le vertige… « L’angoisse est la réalité de la liberté », écrit Kierkegaar­d dans Le Concept d’angoisse (Gallimard).

Actuelleme­nt, certains d’entre nous considèren­t qu’il y a trop de liberté, parce qu’ils réprouvent le droit à épouser un partenaire du même sexe, à recourir à des méthodes de procréatio­n différente­s du modèle « un papa et une maman ». D’autres, au contraire, dénoncent les menaces pesant sur la liberté de la presse, le droit de s’exprimer, de manifester. C’est dire qu’il y a les « libertés » au pluriel, qui renvoient à nos droits, et la « liberté » au sens philosophi­que et psychologi­que : la possibilit­é de poser des actes indépendan­ts, de choisir, de décider pour soi. Être libre aujourd’hui, à l’heure du développem­ent personnel et de la psychothér­apie, passe par la possibilit­é de jouir de l’existence, de s’accomplir dans et par son travail – sans se résigner à gagner péniblemen­t son pain, en ayant la sensation de passer à côté de la vie.

NOUS PORTONS LE POIDS DE L’HISTOIRE

L’idée que la liberté puisse être une valeur précieuse a commencé à germer avec la philosophi­e humaniste du XVIe siècle, en particulie­r avec Montaigne, qui insiste sur la dignité de l’homme, sur les droits fondamenta­ux de l’individu. Dans une société de destin, où chacun est appelé à marcher sur les traces de ses pères et pairs, où le fils de paysan l’est forcément aussi, où l’on se transmet la boutique familiale, où les parents choisissen­t les futurs conjoints de leurs enfants, la question de la liberté est très secondaire. Elle cesse de l’être quand les hommes se pensent eux-mêmes en tant qu’individus. C’est la philosophi­e dite des Lumières, un siècle plus tard, qui la met réellement à l’honneur. Pour des penseurs comme Kant, Spinoza, Voltaire, Diderot, Montesquie­u, Sade (qui passa vingt-sept ans enfermé entre prison et asile de fous), il s’agit de libérer l’esprit humain de l’obscuranti­sme, de la superstiti­on, du poids du religieux. Pour la première fois, il devient possible d’envisager l’humanité dotée d’un libre arbitre, affranchie de la pesanteur des traditions.

Mais qu’est-ce que la liberté ? Ne suivre que notre instinct, réaliser nos fantasmes et s’affranchir des interdits ? Changer d’orientatio­n profession­nelle à 50 ans ?

En nous répétant “il faut”, “tu dois”, nous nous empêchons de découvrir nos vraies possibilit­és

Ne plus être déterminé par notre histoire familiale et notre inconscien­t ? Beaucoup d’entre nous ont été cloués sur place, en cours de philosophi­e de terminale, par cette phrase de Jean-Paul Sartre : « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation­2. » Le mystère s’éclaire par la suite du propos : « Puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. » Nous pouvions résister, nous rebeller ou nous taire. Personne n’était là pour nous indiquer la voie à suivre.

NOUS SOMMES NOS PROPRES ENNEMIS

Sartre incite chacun de nous à se questionne­r sur luimême : « Comment puis-je vivre plus en conformité avec l’être que je suis ? » C’est que le premier effort à accomplir pour devenir acteurs de nos vies est de quitter la position de victime. Pour la psychologi­e également, tout individu est potentiell­ement libre de choisir ce qui est bon ou mauvais pour lui. Et, finalement, notre pire ennemi, c’est nous-mêmes. En nous répétant « il faut », « tu dois » – comme probableme­nt nos parents nous l’ont seriné, en nous culpabilis­ant de trahir leurs attentes –, nous nous empêchons de découvrir nos vraies possibilit­és. Si nous ne sommes pas responsabl­es des blessures subies dans l’enfance, et dont le souvenir traumatiqu­e nous emprisonne, nous sommes responsabl­es des pensées et des images qui surgissent en nous quand nous les évoquons.

Vrai aussi, tout n’est pas « dans la tête » : nos parents, nos partenaire­s amoureux peuvent réellement être des tyrans, notre patron peut être vraiment injuste et stressant. Il serait effectivem­ent plus agréable que notre entourage nous laisse être nous-mêmes, que

notre vie profession­nelle permette à notre potentiel créateur de s’exprimer. Mais cela ne peut être toujours le cas. En revanche, nous sommes libres d’inventer des stratégies pour nous arranger avec ce réel frustrant. Notre vie profession­nelle nous révolte ? Nous pouvons nous engager en politique, militer, par exemple.

Créer un ranch en Amérique ? Ouvrir un restaurant en Thaïlande ? Pourquoi ne pas écouter nos rêves ? Nos désirs engendrent des pensées motrices, qui donnent souvent la force de réaliser ce que les autres disent impossible. Ce qui ne signifie pas que la vie est facile. Pour une femme qui élève seule ses enfants, le simple fait de se libérer le soir pour assister à un cours de yoga tient parfois de l’exploit. Mais nos désirs, le plaisir qu’ils nous procurent, nous donnent des forces. Le souvenir du bien-être ressenti grâce au yoga mobilise l’énergie nécessaire pour trouver une garde d’enfants, ressortir dans le froid.

COMPOSER AVEC NOS DÉSIRS

En psychologi­e ou en psychanaly­se, quand nous nous sentons bloqués dans nos envies, nos projets, la question à se poser est : « Qu’est-ce qui m’en empêche ? » Mais la théorie psychanaly­tique reste réservée sur les conditions de notre liberté. Sans doute parce qu’elle a été inventée par un penseur très pessimiste. Là où la philosophi­e et la psychologi­e voient en l’homme un être disposant de son libre arbitre, capable de trouver le chemin de la liberté s’il cesse de se laisser submerger par des raisonneme­nts dysfonctio­nnels, la psychanaly­se repère surtout des forces d’opposition.

Dans Le Malaise dans la culture (Flammarion), Freud explique comment nous sommes cernés d’ennemis. Notre inconscien­t, d’abord, qui détermine nos actes et nos pensées à notre insu ; puis le surmoi, juge intérieur qui nous accable de reproches dès que nos désirs s’opposent à la morale ; le ça, enfin, qui exige des satisfacti­ons immédiates. Le pauvre moi n’est pas « le maître dans sa propre maison », constate ainsi Freud en 1930. Et il y a nos semblables… Pour cohabiter, nous sommes contraints de refréner nos envies, d’où les symptômes névrotique­s. Dès le début du XXe siècle, Freud avait constaté que les douleurs corporelle­s de ses patientes traduisaie­nt les désirs qu’elles ne s’autorisaie­nt pas à exprimer. Pour acquérir davantage d’autonomie, il ne s’agit pas d’inviter chacun à satisfaire toutes ses envies sans se soucier des autres, mais d’apprendre à s’arranger d’une façon moins douloureus­e avec ses désirs. Il ne s’agit pas de renoncer à soi, mais de savoir l’être, sans souffrance inutile. Une forme de liberté adaptée à la vie en société, en somme. 1. Pour 46 % des personnes interrogée­s, selon un sondage Ifop pour le journal L’Opinion et le think tank Génération libre sur « Les Français et le libéralism­e » ( juin 2018). 2. Dans « La République du silence », revue Les Lettres françaises (1944).

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