PSYCHOLOGIES- L’ESSAI 2021 LE PRIX FNAC DE
Baptiste Morizot réfléchit avec les loups
Baptiste Morizot, le nouveau lauréat du prix
Psychologies- Fnac de l’essai pour mieux vivre, philosophe sur les sentiers de la montagne, en marchant dans le froid sur les traces des loups. Rien de ce qui touche à la nature et à la relation que nous entretenons avec elle (ou pas) ne lui est étranger. Comment, nous dit-il, en sommesnous arrivés à ne plus voir la nature que comme un « décor » de nos vies ? C’est en cela que, non seulement nous nous éloignons du monde sauvage, mais aussi que nous ne cessons de l’abîmer. Erreur fatale qui conduit à notre perte : nous ne sommes pas séparés des animaux, des plantes, de l’eau des ruisseaux, mais en faisons partie. Laissons tomber notre cape d’indifférence, retrouvons notre sensibilité, considérons attentivement le monde vivant dans sa poésie et les interactions que nous devons engager avec lui, à parts égales. En montagne, les hurlements des loups qui dialoguent avec l’auteur ont « inventé une manière de répondre qui n’était pas commandée par notre appel ». Et l’auteur de nous donner une indication pour changer : « Il ne s’agit pas frontalement de […] résoudre [ le problème] intellectuellement ou à la force de la volonté, mais de trouver une manière de vivre telle que le problème perde toute signification. »
L« […] La crise de nos relations au vivant est une crise de la sensibilité parce que les relations que nous avons pris l’habitude d’entretenir avec les vivants sont des relations à la “nature”. Comme l’explique l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, les héritiers de la modernité occidentale que nous sommes pensent qu’ils entretiennent des relations de type “naturel” avec tout le monde des vivants non humains, car toute autre relation envers eux est impossible. Les relations possibles dans le cosmos des modernes sont de deux ordres : ou bien naturelles, ou bien sociopolitiques, et les relations sociopolitiques sont réservées exclusivement aux humains. Conséquemment, cela implique qu’on considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique. Être un décor et un support de projection, c’est avoir perdu sa consistance ontologique. Quelque chose perd sa consistance ontologique quand on perd la faculté d’y faire attention comme un être à part entière, qui compte dans la vie collective. La chute du monde vivant en dehors du champ de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important, c’est là l’événement inaugural de la crise de la sensibilité.
Par “crise de la sensibilité”, j’entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les relations entre humains, entre collectifs, entre institutions, avec les objets techniques ou avec les oeuvres d’art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre.