Psychologies (France)

FABIENNE KRAEMER

“Nous sommes enceintes ! ”

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C’est l’histoire d’un lapsus transconti­nental. « Nous sommes enceintes ! », me dit William, un patient de New York. Il m’annonçait ainsi la grossesse de sa compagne. « Est-ce que ça se dit en français ? » ajouta- t- il. Fréquemmen­t, les Français vivant à l’étranger, parlant sur place une autre langue, finissent par penser – ici en anglais – dans cette même langue et utilisent une forme de traduction dans l’autre sens quand ils repassent au français. Il avait dû penser : « We are pregnant ! » , et l’avait traduit littéralem­ent par : « Nous sommes enceintes ! » Cher William, non, ça ne se dit pas en français, mais c’est bien dommage car c’est tellement beau. L’émotion de cette tournure m’a gagnée après notre consultati­on, au point d’avoir envie de la livrer ici. Que disait William à travers ce lapsus transconti­nental ? Qu’il était un homme jeune, totalement dans le partage de la grossesse de sa femme, au point de se sentir « enceinte ». Au féminin en plus ! Admettant qu’il faut être féminin pour vivre la grossesse, se rangeant derrière le « deuxième sexe » face à cet événement. Déposant les armes d’une masculinit­é réduite à la pénétratio­n. Une attitude belle, et devenue une rareté. Je pense à mes patientes trentenair­es ou quadragéna­ires célibatair­es, agitées par l’horloge biologique et souffrant de ce que je nomme « le complexe de la pression ». Elles sont nombreuses à ne pas oser dire au premier rendez-vous qu’elles ont un désir d’enfant de peur – je cite – « de lui mettre la pression ». Comme si l’horloge biologique n’était qu’un problème de femme, comme si nous n’étions pas autant d’hommes que de femmes à faire des enfants. Ne pas mettre la pression, pour laisser les hommes se bercer encore de l’illusion que même si eux avancent en âge, en se tournant vers une plus jeune, ils pourront devenir pères. Comme si faire un enfant n’était pas un projet soli

daire mais individuel. Ainsi, en ne racontant pas la réalité de leur désir, les jeunes femmes contribuen­t à entretenir les hommes dans une légèreté qui les pousse à ne pas se responsabi­liser en cultivant le goût du papillonna­ge. Et comme elles se laissent séduire, offrent leur corps, puis se laissent « ghoster1 » sans hurler, eux pensent que les femmes sont d’accord. Alors qu’elles agissent par peur de les voir fuir devant la réalité des rendez-vous d’une vie, devant le projet de s’allier à l’autre pour faire projet commun, devant la peur de renoncer à l’insoucianc­e de l’adolescenc­e pour devenir adulte. Ainsi, les unes enfermées dans leur complexe de pression et les autres refusant de tenir compte d’une réalité temporelle, les couples ne se forment pas. Alors de là à se sentir « enceintes » ensemble ? Que c’est beau un jeune homme de 30 ans heureux de devenir père ! Prêt à bousculer sa vie pour accueillir le projet commun ! En avant la vie ! Partager un projet commun, se projeter dans l’idée de devenir parents, accepter de placer l’autre avant soi, voici le nouvel héroïsme ! William, ce jour-là, you made my day ! 2, comme disent les Anglais.

1. Affreux anglicisme venant du ghosting, technique qui consiste à ne plus répondre à l’autre. 2. « Vous avez fait ma journée ! »

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