Vaccins : une inquiétude légitime ?
Au-delà de toute polémique idéologique et en marge du débat qui fait rage entre les « pro » et les « anti », nous avons voulu comprendre pourquoi la plupart d’entre nous se posaient tout simplement… des questions.
Depuis des mois, « le » vaccin est « le » sujet de conversation. Il divise dans les médias comme il a enflammé les dîners du réveillon, chacun partageant arguments et préoccupations. Les vrais « antivax » ne sont pas si nombreux : pas plus de 5 %. Et ils ne sont pas nés hier : à la fin du XVIIIe siècle, Edward Jenner, scientifique et médecin anglais, et ses premiers essais contre la variole étaient loin de faire l’unanimité. Cependant, sur l’échelle de l’hésitation vaccinale, qui va de l’acceptation sans condition de la vaccination à son rejet total, déambulent des milliers d’irrésolus, un peu perdus. Nul besoin d’être complotiste pour se montrer « vaccinoprudent », pour reprendre la formule du magazine Marianne1. À l’heure où nous imprimons2, 59 % d’entre nous n’ont pas l’intention de se faire vacciner contre le Covid-19, selon un sondage Ifop pour le JDD, réalisé les 26 et 27 novembre 2020. Les chiffres changent au rythme des informations, mais un élément semble stable : depuis dix ans, les Français sont les champions du monde de la défiance, d’après une enquête internationale3. Alors, pourquoi tant d’hésitations ? Parce que nous avons peur, pardi ! Très bien, mais pourquoi ? Et de quoi ?
Loin de nous l’idée de vous conseiller ou non d’aller au labo. Mais comprendre les raisons psychiques qui nous font hésiter semble important. Parce que l’émotion est toujours porteuse d’un message qui dit un besoin, elle n’est pas à contenir mais à entendre. D’autant que les ressorts de la peur sont toujours un peu les mêmes, que ce soit face à une bête féroce hystérique, avant de prendre la parole en public, ou à l’idée d’ingérer un produit potentiellement toxique. Si cette crainte est sans doute infondée sur le plan scientifique, elle n’en demeure pas moins légitime sur le plan humain.
Une méfiance instinctive
Bien avant Louis Pasteur, la peur nous a toujours permis de nourrir notre besoin de sécurité. « Depuis la nuit des temps, nous avons développé une “aversion au danger” nécessaire à notre survie, explique Jocelyn Raude, enseignant- chercheur en psychologie sociale. Face à tout ce qui représente une menace, réelle ou supposée, notre cerveau réagit de façon très automatique, et nous pousse à fuir ou à lutter. » Or, qui dit vaccin dit effets secondaires, immédiats et/ou différés. Ce qui ne devrait pas être un problème puisque le but même de la vaccination est de faire
réagir l’organisme pour déclencher une réponse immunitaire. Sauf que… nous avons une mémoire. « Toujours pour nous protéger du danger, poursuit le psychologue social, nous retenons davantage les messages négatifs que leur versant positif. » Résultat, nous avons bien en tête les risques, les effets indésirables qui peuvent survenir après l’administration d’un vaccin (fièvre, nodule au point d’injection, douleurs…), et moins l’idée des bénéfices : deux à trois millions de vies humaines sont ainsi sauvées dans le monde chaque année, rappelle l’OMS.
Ce que nous gardons aussi en mémoire, ce sont les sombres affaires du passé : le vaccin contre la rougeole a été suspecté d’être à l’origine de cas d’autisme et celui contre l’hépatite B, d’avoir une incidence sur la sclérose en plaques. « Les scandales qui ont éclaboussé les campagnes de vaccination, et sans doute la mauvaise communication des institutions, ont largement participé à la défiance, reconnaît Kevin Ouazzani, médecin spécialiste de santé publique. Les études scientifiques ont ensuite conclu à une absence de congruence entre la vaccination et ces pathologies. Mais le mal était fait. » L’info, dûment enregistrée, continue de nous hanter : le vaccin, c’est risqué.
Une incertitude anxiogène
Le problème se renforce avec les découvertes anti- Covid, trop récentes pour inspirer la confiance. « C’est une autre aversion, celle de l’inconnu, qui est ici à l’oeuvre, observe Jocelyn Raude. Les conséquences du tabac et de l’alcool, qui sont malheureusement avérées, nous inquiètent moins que celles d’un nouveau procédé qui, faute de temps et de recul, paraît plus incertain. »
Irrationnel peut- être, mais humain : pour l’esprit, mieux vaut courir un risque grave en bonne connaissance de cause qu’un moindre danger potentiel. Comme toujours en cas de peur, des certitudes nous apaiseraient. « Nous attendons de la médecine qu’elle soit infaillible, observe le psychiatre Jean-Arthur MicoulaudFranchi. Mais est-ce seulement possible ? Les autorités sanitaires ont le devoir de s’assurer de l’efficacité et de l’innocuité d’un produit de santé : des études rigoureuses sont réalisées en aval et une pharmacovigilance est exercée en amont. Néanmoins, elles ne peuvent garantir un risque zéro. » Et nous voilà à anticiper un empoisonnement. « Derrière ces vives réactions se cache la peur d’être dénaturé, souligne le psychiatre. Tout ce qui semble capable de nous transformer, tout ce qui touche à notre intégrité organique est angoissant. »
Bien avant le coronavirus, nous étions déjà méfiants, persuadés que le virus était dans la seringue – l’agent pathogène est pourtant atténué, désactivé ou fragmenté, donc rendu inoffensif. Nous étions aussi sceptiques à l’égard des sels d’aluminium, ces adjuvants nécessaires pour renforcer la réponse immunitaire, mais suspectés d’être à l’origine d’une maladie neurologique, la myofasciite à macrophages. Aujourd’hui, c’est pire : un vaccin à l’ADN ou à l’ARN pourrait bien nous transformer en mutants. « Les scientifiques ont beau expliquer que c’est impossible, “l’heuristique de naturalité” est puissante, selon Jocelyn Raude. Les risques artificiels, techniques et surtout invisibles ( les OGM, la 5G, les résidus de pesticides et de métaux lourds…) inquiètent. »
Une cacophonie générale
Évidemment, pour nous rassurer, nous essayons de mieux comprendre ce phénomène qui nous dépasse. Mauvaise pioche. « La circulation de fausses informations, de rumeurs, contribue à la désinformation, constate Kevin Ouazzani. Mais celleci passe aussi par la surinformation. Nous avons aujourd’hui accès à des données scientifiques très complexes et peu assimilables pour le grand public. » Indigestes et stressants, parfois culpabilisants, voire méprisants – ce qui a l’art de nous faire douter plus encore –, ces messages nous brouillent l’esprit plutôt que de le clarifier.
Par ailleurs, les experts, qui sont comme nous des êtres humains, eux aussi bousculés par des émotions
et des croyances, une histoire et des besoins, ne sont pas toujours d’accord. Comme au temps de la pandémie, il y a les « rassuristes » et les « alarmistes », alors que nous rêvons d’un consensus. « Il faut du temps, des moyens, beaucoup de rigueur et de prudence pour recueillir, analyser et restituer des connaissances scientifiques fiables », reconnaît le médecin.
À qui nous fier alors ? Aux données du jour, qui ne seront peut- être pas celles de demain ? À la parole de X, qui diffère de celle de Y ? Las du discours des hautes sphères sanitaires, nous tendons davantage l’oreille vers un conjoint ou un voisin. « Ce qui nous semble lointain est toujours plus suspect à nos yeux que ce qui nous est proche et familier, reconnaît Jocelyn Raude. La proximité nous rassure. » Et les complotistes l’ont bien compris, eux qui, en ces temps de flottement scientifique, se disent prêts à nous « dévoiler la vérité ». Quand d’autres semblent moquer notre peur, ils surfent sur notre émotion. Après Roswell et le 11-Septembre, le vaccin est une bonne occasion4.
Un choix cornélien
Déboussolés, le temps passe et nous voilà sommés de prendre une décision puisqu’il nous faut bien… vivre, tout simplement. Face à tant de pression, nous pensons de travers. « Pour donner du sens à toute cette incohérence, notre esprit pioche des éléments à droite et à gauche pour construire une théorie hasardeuse, analyse Jean- Arthur MicoulaudFranchi. L’industrie pharmaceutique s’enrichirait, le gouvernement mentirait, les journalistes seraient de mèche… L’effet de contagion est rapide. » Seuls face à nous-mêmes quand sonne l’heure de la décision, nous voilà bien tiraillés : allons-nous nous faire vacciner… ou pas ? Faire un choix est toujours anxiogène puisque préférer l’option A implique de renoncer à l’option B. Comme d’habitude, il y a des avantages et des inconvénients mais, ici, beaucoup trop d’éléments se bousculent dans notre cerveau.
« Les notions de risque et de bénéfice à l’échelle individuelle sont extrêmement difficiles à appréhender par l’usager, dans ce contexte contradictoire et oppressant. Quels risques sommes-nous prêts à encourir, alors que nous sommes en bonne santé ? Quels bénéfices attendre du vaccin quand la maladie, hypothétique, nous semble bénigne ou lointaine ? » Et ces questions ne sont pas moins complexes quand elles se posent dans leur versant collectif. Quels risques acceptons-nous de prendre pour l’autre ? Quels bénéfices pour la société ? Le fait que nos craintes portent aujourd’hui davantage sur les conséquences sociales de la pandémie que sur la contamination elle-même ne facilite pas la décision5. Une chose est sûre : nous n’en avons pas fini avec la peur. Mais autant en tenir compte puisqu’elle participe à la survie de l’homme. Comme le vaccin ?