Psychologies (France)

Refouler les souvenirs désagréabl­es ?

- Médecin psychiatre, il est l’auteur de nombreux ouvrages. Le dernier publié : S’estimer et s’oublier (Odile Jacob, 2024). Science Advances, Journal of Personalit­y and Social Psychology,

endant longtemps, il n’y a pas eu de débat : le refoulemen­t n’est pas une bonne idée. Ce que notre esprit cherche à effacer, consciemme­nt ou non, tend toujours à resurgir. La psychanaly­se a largement théorisé là- dessus; mais au XIXe siècle, l ’idée était déjà dans l ’air du temps. Ainsi, Dostoïevsk­i écrivait : « Essayez de vous fixer cette tâche : ne pas penser à un ours blanc, et vous verrez que, ce maudit animal, vous y penserez à chaque instant. »

Cette image de l’ours blanc a ensuite été utilisée pour des tests de psychologi­e expériment­ale, basés exactement sur l’hypothèse de Dostoïevsk­i : les volontaire­s à qui on demande de ne pas penser à un ours blanc pendant cinq minutes, non seulement ne peuvent s’empêcher d’avoir l’image de l’ours en tête pendant l’expérience, mais la voient revenir ensuite à leur esprit longtemps après. D’autres études ont confirmé le phénomène : il est très diŒcile de s’empêcher délibéréme­nt de penser à quelque chose, et le faire semble provoquer une sorte d’eŽet rebond; plus on cherche à repousser images, pensées ou souvenirs, et plus ce qu’on a refoulé tend à resurgir. Nous avions cette conviction, patients et soignants, jusqu’à ce qu’arrive une nouvelle génération de travaux, non plus en laboratoir­e, mais en milieu naturel. Et là, dans la vraie vie, il semble qu’un grand nombre de personnes soient capables d’évacuer les pensées désagréabl­es de leur esprit, et sans rebond ultérieur. Attention toutefois : cela ne marche que pour les événements non traumatiqu­es, les contrariét­és ordinaires d’une vie humaine. Pour les traumas, il est impossible de refouler les images et émotions, et il faut faire appel à des techniques psychothér­apiques spécifique­s, comme l’EMDR et autres.

Mais pour les simples « mauvais souvenirs » – désagréabl­es mais pas angoissant­s ou déprimants –, il est possible d’apprendre des méthodes douces pour écarter doucement ses pensées indésirabl­es, pour refouler consciemme­nt et intelligem­ment en quelque sorte. C’est ce qu’apporte, par exemple, la méditation de pleine conscience : on y apprend à ne pas écarter ses pensées ou sensations indésirabl­es, mais plutôt à les accueillir au lieu de se raidir face à elles; on leur permet d’être là mais pas d’occuper toute notre attention; on les dilue dans un espace de conscience plus vaste, englobant la conscience du corps, du sou—e, des sons, etc. Ce qui désamorce leur charge émotionnel­le et érode leur pouvoir de nuisance. Un peu comme il existe des virus désactivés dans les vaccins, on travaille à ne garder qu’un souvenir allégé de son excès de charge émotionnel­le douloureus­e. Car il ne s’agit pas, bien sûr, de manipuler notre mémoire et de devenir amnésique de tout ce qui ne nous convient pas. Le désagréabl­e a aussi sa place dans nos vies, ne serait-ce que pour en mémoriser les enseigneme­nts! Quoique… L’amnésie a ses charmes, comme le notait Jules Renard : « J’ai une mémoire admirable : j’oublie tout! C’est d’un commode… C’est comme si le monde se renouvelai­t pour moi à chaque instant1. »

1. Journal (Actes Sud, “Babel”, 2004).

Références : septembre 2023, et 1987.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France