Et si vous étiez synesthète ?
Ce week- end, j’ai profité d’un ménage de printemps pour ranger mes anciens cours de lycée. Au milieu de mes pages de français, je m’arrête face au poème Voyelles d’Arthur Rimbaud1: «A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,/ Je dirai quelque jour vos naissances latentes :/ A, noir corset velu des mouches éclatantes/ Qui bombinent autour des puanteurs cruelles». Ce poème devait être bien hermétique pour la lycéenne que j’étais. Ça l’est un peu moins pour la psychiatre que je suis. Voir les lettres en couleur, mais oui, Arthur Rimbaud nous parlait donc de synesthésie! Le terme synesthésie fait référence à un « mélange des sens ». Voir les lettres en couleur, sentir les différentes notes de musique ou encore attribuer une personnalité aux chiffres. Les mélanges sont propres à chaque synesthète, constants de l’enfance à l’âge adulte et involontaires. Il est di cile d’estimer le nombre exact de personnes présentant une ou des synesthésies, car ces dernières sont rarement conscientisées par ceux qui les portent. Parmi vous, se trouvent 10% de synesthètes qui s’ignorent. Si, lorsque vous lisez ces lignes, vous vous d ites : « Évidemment que les A sont jaunes » ou qu’un fa à une odeur de melon, dites-vous que vous ne souffrez d’aucune pathologie, vous avez, au contraire, conservé une capacité d’association venant de l’enfance et perdue pour la plupart des gens. Mais que se passe-t-il dans le cerveau d’un synesthète2? L’hypothèse neuroscientifique actuelle fait appel à des zones du cerveau particulières que l’on nomme «supramodales». Elles permettent de lier entre elles les informations venant de nos cinq sens pour former un objet concret: une pomme est «ronde», «rouge», a une odeur « acide et sucrée » et « croque » sous la dent. Parfois, faute d’être inhibée, cette information repart dans les zones du cerveau liées à chaque sens, s’ensuit alors une superposition des sens, une sensation tactile s’associe à une couleur ou un son à une forme. C’est un phénomène courant sous l’effet de prise de drogues comme le LSD.
La synesthésie est utile aux poètes, elle l’est aussi dans bien d’autres domaines, notamment les mathématiques. Dans son livre autobiographique Je suis né un jour bleu (J’ai lu, 2009), le savant Daniel Tammet décrit ses exploits mnésiques grâce aux mélanges des sens. En 2004, il a été capable de réciter en cinq heures les 22514décimales de pi à l’aide de sa mémoire des couleurs: «La plus fameuse suite numérique de pi est appelée le point de Feynman, entre les 762e et 767e décimales : … 999999… […] Le point de Feynman est visuellement très beau pour moi. Je le vois comme une bande épaisse et profonde de lumière bleu sombre.» C’est dire si la synesthésie possède, entre autres pouvoirs, celui de transformer les mathématiciens en poètes!
1. dans Poésies complètes (Le Livre de poche, 1998). 2.«Synesthésie, expression subjective d’un palimpseste neuronal», article de Jean-Michel Hupé, dans n°8-9, août-septembre2012 (medecinesciences.org).