Psychologies (France)

LES “BABOUINERI­ES” DE BELLE DU SEIGNEUR

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egardez le babouin dans sa cage, regardez-le qui fait de la virilité pour plaire à sa babouine, regardez-le qui se tape de grands coups sur la poitrine ! » Ainsi pérore Solal, le magnifique et minable amoureux de Belle du Seigneur. Solal qui cogne son torse comme le ferait un singe dans le salon d’un grand hôtel de Genève, persuadé d’avoir compris la mécanique de toute séduction et bien décidé à l’appliquer pour assouvir sa passion. Il est moins question d’amour dans le si beau roman d’Albert Cohen que de désir, de conquête et de cyniques stratégies qui vous égarent et qui vous tuent. Ces « babouineri­es », comme il les appelle, ce serait l’adoration de la force, ce serait l’universell­e domination qui régit tous nos rapports de séduction. Pour conquérir Ariane, qui est une femme mariée à un médiocre fonctionna­ire, Solal va donc établir un plan, ou plutôt « quelques manèges » qu’il lui détaille en dix leçons. Il suffit : 1. De prévenir sa belle qu’on va la séduire ; 2 . De démolir son mari ; 3. De lui faire la farce de la poésie ; 4. Puis celle de l’homme puissant ; 5. De faire preuve de cruauté ; 6. Puis de vulnérabil­ité ; 7. De jouer la carte du mépris ; 8. Puis de la flatterie ; 9. D’être toujours un tantinet sexuel ; 10. Mais de lui faire comprendre qu’il n’y a pas qu’elle… avant l’ultime déclaratio­n qui ne se soldera jamais par un « non ».

Vous pouvez bien les noter, les apprendre par coeur et vous les réciter avant chaque rendez-vous, ces implacable­s règles de séduction ne sont pas sans écueils. D’abord parce que Solal a tout à fait conscience de ses « babouineri­es », si bien que la conquête a toujours un arrière-goût amer d’artifice ou de tromperie. Il aime Ariane à la folie, mais il paiera le prix de toutes ses petites stratégies. Si l’on s’y penche de plus près, Belle du Seigneur ne cesse d’ailleurs de mettre en scène les postures et les impostures de Solal et d’Ariane, à jamais pris au piège des images qu’ils projettent l’un sur l’autre.

Cela donne lieu à des scènes d’une infinie drôlerie. C’est Ariane en bourgeoise amourachée, et Solal en Machiavel de papier. C’est l’homme qui se pavane en mâle dominant, et la femme qui n’est plus que la belle du Seigneur. C’est la grande déclaratio­n d’amour qui se veut chevaleres­que mais qui se heurte à la banalité du quotidien. C’est cette scène inouïe, par exemple, sur l’art et la manière de servir une tasse de thé à celui qu’on aime, où l’on finit par tout renverser, même les rondelles de citron et le petit pot de lait : « Agenouillé­s, ils étaient ridicules, ils étaient fiers et beaux, et vivre était sublime. » Très vite, trop vite, ce sera la tristesse, la rancoeur et l’e¤roi de s’être fait piéger par l’illusion de la passion.

Au fond, tout le monde le sait, les fantasmes sont des mirages. On a beau jouer un rôle, on n’oublie pas pour autant qui l’on est. Et le rêve insensé de maintenir la flamme finit toujours par s’éteindre si l’on n’a pas la présence d’esprit, dès le début, de rester soi, en amour comme dans la vie.

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La Grande Librairie sur France 5 chaque mercredi à 21 heures. Il est aussi le parrain de l’ONG Bibliothèq­ues sans frontières, qui favorise l’accès à l’éducation, l’informatio­n et la culture en France et dans le monde entier.
Normalien, agrégé d’anglais, il présente La Grande Librairie sur France 5 chaque mercredi à 21 heures. Il est aussi le parrain de l’ONG Bibliothèq­ues sans frontières, qui favorise l’accès à l’éducation, l’informatio­n et la culture en France et dans le monde entier.

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