Psychologies (France)

“Il est stupide de dire que l’amour dure trois ou sept ans”

Psychiatre, psychanaly­ste, spécialist­e des couples, anthropolo­gue, Éric Smadja déconstrui­t les clichés et explique pourquoi vivre à deux est si difficile.

- Propos recueillis par H.F. Éric Smadja est membre de la Société psychanaly­tique de Paris (SPP). Il est l’auteur du Couple et son histoire ( PUF).

Psychologi­es : Quelle est votre définition du couple ?

E.S. : Le couple est une réalité, vivante et composite, comportant trois secteurs : le premier, sociocultu­rel, associe deux partenaire­s qui entretienn­ent une collaborat­ion et une coopératio­n économique, assurent ensemble les moyens d’existence du couple et le font vivre ; le deuxième, corporel-sexuel, rassemble deux personnes sexuées qui ont des échanges physiques, affectifs et érotiques. Le troisième est psychique et comporte trois niveaux : un niveau groupal qui réunit ce qui est partagé par les deux pour former le « nous » conjugal (des fantasmes inconscien­ts, angoisses, mécanismes de défense communs) ; un niveau « intersubje­ctif », marqué d’ambivalenc­e, où deux « moi » s’affrontent avec leurs histoires, leurs fonctionne­ments, leurs mécanismes de défense personnels ; enfin, un niveau individuel au sein duquel chacune des deux personnes engage sa propre individual­ité dans son rapport à l’autre et au couple.

Tous ces secteurs forment un ensemble très complexe, non ?

E.S. : Oui, et c’est pour cela que lorsque nous parlons du couple, beaucoup n’y comprennen­t plus rien. Ils confondent le partenaire et le couple. Ce sont deux réalités différente­s qu’il faut bien distinguer l’une de l’autre. Un couple est fondamenta­lement ambivalent, conflictue­l et critique. Il traverse différente­s périodes de transition, et chacune d’elles fait passer par des moments de maturation perturbate­urs. Parmi les étapes critiques majeures, nous pouvons citer la cohabitati­on, la socialisat­ion ( la présentati­on aux amis, aux familles respective­s), la naissance des enfants ou passage au couple parental… Il faut bien comprendre que ces phases critiques ont une dimension traumatiqu­e pour chacun des partenaire­s.

Vous critiquez l’omniprésen­ce de la notion d’amour. Pourquoi ?

E.S. : Parce que, quand l’amour est invoqué, un point essentiel est généraleme­nt oublié : il est inséparabl­e de la haine. C’est d’ailleurs pour cette raison que certains craignent le couple. En 1915, Freud a très bien décrit le fonctionne­ment du duo amour/haine. Il y a le stade oral, où amour et haine se confondent : nous voulons incorporer, dévorer l’autre. Le stade anal est, lui, marqué par la possessivi­té : nous cherchons à exercer une emprise sur notre partenaire, à le conserver pour nous. Des mouvements de jalousie s’exercent quand il nous échappe. Cette possessivi­té est empreinte de haine. Enfin, nous en avons un dernier, dans lequel amour et haine sont séparés et où nous sommes dans l’ambivalenc­e, alternant entre ces deux états en fonction des situations que nous traversons. Dans la vie du couple, ces trois stades surgissent à certains moments, dans certaines phases, mais il n’y a pas de chronologi­e avec un ordre et un déroulemen­t précis. C’est pour ça qu’il est stupide de dire que l’amour dure trois ans ou sept ans. Ça ne veut rien dire. Chaque couple traverse des crises au cours desquelles se manifeste une haine terrible, car dans ces moments-là, nous vivons l’autre comme un ennemi. Nous le voyons comme un objet menaçant qui nous persécute : nous avons envie de le détruire tout en nous sentant détruit par lui.

Quand cela peut-il être fatal à la relation ?

E.S. : Tout est imbriqué, mouvant et évolutif. Dans le couple, il y a aussi un temps pour la séduction, un temps pour la restaurati­on narcissiqu­e… Cela fait partie de l’amour : grâce à l’autre, nous allons nous faire cajoler avec un partenaire qui incarnera tantôt une figure paternelle, tantôt une figure maternelle. Un jeu de rôle souple se met en place : parfois c’est l’un qui régresse, parfois c’est l’autre. Et dans cette structure, nous pouvons trouver les moyens de nous restaurer psychiquem­ent. Car ce qui fait durer le couple, c’est la satisfacti­on de ces désirs multiples d’ordre narcissiqu­e, tendre, érotique, mais aussi la réponse à des besoins de protection inconscien­ts.

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