Psychologies (France)

Peut-on encore croire au couple ?

Avec plus de dix-huit millions de personnes vivant seules, l’Insee se demande si la France ne traverse pas une période de “célibatboo­m”. Sommes-nous en train de vivre “la fin du couple”, comme le soutient la chercheuse et juriste Marcela Iacub ? Ou plutô

- Par Hélène Fresnel

Le temps que vous lisiez cet article, sept divorces auront été prononcés1. En 2016, plus de 41 % de la population française adulte était célibatair­e2. Aux États-Unis, la barre des 50 % de coeurs solitaires a été passée en 20143. « Les attirances naissaient et s’éteignaien­t assez facilement […]. Nos âmes papillonna­ient dans les limbes, on se frôlait comme des feuilles mortes », raconte Emily Witt. Cette journalist­e vient de mener une enquête à la fois drôle et désespérée, Future Sex (Seuil), sur ses expérience­s sexuelles à San Francisco, laboratoir­e de notre futur occidental. En 2016, Marcela Iacub, juriste et directrice de recherche au CNRS, prédisait La Fin du

couple (Stock). Quelques mois plus tôt, le sociologue Jean-Claude Kaufmann publiait Piégée dans son couple (Le Livre de poche), dans lequel il analysait, à partir de témoignage­s, les souffrance­s de femmes incapables de renoncer à une vie conjugale qu’elles qualifient pourtant de « désolante ».

Aventure totale…

Après Mai 68, le modèle dominant, fondé sur la constituti­on d’une entité familiale économique stable, a cédé la place au couple par amour, mais pour quels résultats ? « Quand je pense que mes parents ont fêté leurs cinquante-cinq années de mariage et que j’ai enchaîné les fiascos conjugaux, je me demande si mon sentimenta­lisme ne m’a pas gravement égaré », s’interroge Julien, professeur de 50 ans. Dans son bureau, un gros classeur noir. Sur l’étiquette blanche, il a inscrit en lettres majuscules : « Divorces » (au pluriel)…

La psychanaly­ste Valérie Blanco4 reçoit des femmes de tous âges dans son cabinet. Et elle a pu constater de nettes différence­s génération­nelles : « J’ai des patientes de 75 ans encore en couple. Leur vie est loin d’avoir été un long fleuve tranquille : il y a eu des tromperies, elles ont pensé au divorce mais, malgré le manque d’amour, les adultères, les mensonges, les trahisons, la souffrance, le fondement du couple – c’est-à-dire l’unité économique familiale – le faisait tenir. D’ailleurs, ce qui est beau, c’est que ces unions qui durent débouchent sur une forme d’affection apaisée et charmante. Quand toutes les vicissitud­es de l’existence ont été dépassées, quelque chose de très serein surgit dans ce lien qui a été tissé sur le long terme. »

Depuis les années 1970, le couple nous a été vendu comme une aventure totale, où l’amour, la sécurité, le sexe et la procréatio­n s’entremêlai­ent joyeusemen­t. C’en était fini des mariages arrangés, des unions envisagées comme de petites entreprise­s destinées à s’enrichir et à prospérer ! Désormais délivré de ses chaînes productivi­stes, il allait pouvoir s’ancrer dans l’amour et offrir à chacun une expérience passionnan­te, et surtout réjouissan­te… Mais la marche est trop haute. Le couple « fait naufrage comme une barque surchargée », constate Pascal Bruckner dans Le mariage d’amour a-t-il échoué ? (Grasset). La psychanaly­ste Sophie Cadalen, qui a publié Aimer sans

mode d’emploi (Eyrolles), ne regrette pourtant pas le passé : « Il y a cinquante ans, les autonomies n’étaient pas les mêmes. Il était plus difficile de se séparer. Et il n’y avait pas non plus cette aspiration au bonheur et à l’amour que nous avons maintenant. Je ne sais pas s’il faut s’en plaindre, mais les attentes actuelles sont beaucoup plus grandes. Avant, les exigences n’étaient pas les mêmes ; avant, on n’espérait pas la même chose de son compagnon ou de sa compagne ; avant, on ne voulait pas réunir aussi fortement l’amour, la sexualité, le quotidien et la famille. Aujourd’hui, nous sommes très ambitieux. »

… ou grand désenchant­ement ?

Les plus jeunes en témoignent, qui n’ont pas forcément envie de s’embarquer sur une voie incertaine. Échaudés par les expérience­s peu concluante­s de leurs parents, les 25-35 ans s’interrogen­t sur un modèle qu’ils renoncent de plus en plus à incarner. Pourquoi chercher à concilier l’inconcilia­ble, couple parental et amoureux ? Pourquoi foncer dans le mur en klaxonnant ? Les Bridget Jones auraient-elles fini de courir les rues ? Peutêtre bien, selon la psychanaly­ste Fabienne Kraemer5, auteure de 21 Clés pour l’amour slow (PUF) : « Plusieurs génération­s n’ont connu comme échelle du malheur que les déceptions sentimenta­les vécues par leurs parents. Aujourd’hui, le mètre

“Avant, on ne voulait pas réunir aussi fortement l’amour, la sexualité, le quotidien et la famille” Sophie Cadalen, psychanaly­ste

étalon de la douleur pour un grand nombre, c’est l’amour. Dans les années 1960, le chagrin d’amour était présenté aux jeunes comme une étape initiatiqu­e, un préliminai­re à une vie sentimenta­le épanouie. Il n’en est plus question aujourd’hui. Je me retrouve avec des jeunes dans mon cabinet qui me disent : “J’ai trop souffert, là ! Maintenant, avant que je retombe amoureux, de l’eau va couler sous les ponts !” »

Besoin d’autonomie…

L’amour fait mal et ne dure pas. Condition préalable à l’établissem­ent du couple, il l’a condamné au CDD, obligé à renoncer au CDI. On est loin des conviction­s de Friedrich Engels, qui, en 1884, dans L’Origine de la famille, de la propriété privée

et de l’État (Le Temps des cerises), affirmait, pour dénoncer le mariage arrangé : « Si le mariage fondé sur l’amour est le seul moral, seul l’est aussi le mariage où l’amour persiste. » Il a aussi été expliqué aux 20-30 ans qu’il leur fallait se développer eux-mêmes avant de se lancer dans une relation. Ils l’ont bien compris et sont moins tentés de prendre le chemin de l’autre. « “Alors, t’en es où ? ” – sous-entendu “Toujours seule ? ” –, me demande régulièrem­ent ma mère, soupire Marion, architecte de 29 ans. Je n’en peux plus de ses questions. Oui, je suis seule et tout va très bien, merci ! Je n’ai besoin de personne : je gagne ma vie, j’ai des amis, des amants de temps en temps, rencontrés sur Tinder. Ma carrière commence à décoller. Tout se joue maintenant. Je n’ai aucune envie de m’installer avec quelqu’un, de m’investir pour me prendre une claque dans cinq ans. » Pour rappel, le taux maximal de divorces s’enregistre après cinq années de mariage6.

Aux États-Unis, le comporteme­nt des amis d’Emily Witt et celui de la jeune journalist­e elle-même ressemblen­t beaucoup à ce que vit Marion : « J’ai souvent eu des relations où j’entretenai­s des rapports sexuels avec quelqu’un pendant plusieurs semaines, voire quelques mois, mais il s’agissait d’une sorte d’arrangemen­t, et chacun gardait ses distances : nous sortions ensemble une ou deux fois par semaine, allions parfois dîner ou au cinéma, mais il n’était pas question de nous présenter à nos familles respective­s, de prendre soin de l’autre quand il était malade ou de nous confier quoi que ce soit de réellement important. » La journalist­e qualifie ces histoires d’« amitiés érotiques ». L’amour est mis à distance, tantôt placé très haut (« Mon entourage [ le] considérai­t comme une manifestat­ion messianiqu­e », écrit Emily Witt), tantôt très bas, envisagé comme « un attrape-gogo qui pourrit la vie et empêche d’avancer », estime Judith, 21 ans, étudiante en grande école, pour qui « ce n’est vraiment pas une priorité ». Un « infini » utopique, « mis à la portée des caniches, et j’ai ma dignité moi ! 7 », pourrait-elle s’écrier avec d’autres.

… et peur de la solitude

La peur de souffrir n’est pas étrangère à cette mise à distance. « “Comme si le chagrin d’amour pouvait provoquer une dépression !” m’a dit un jour une jeune fille en pleine déprime, raconte Valérie Blanco. Elle se demandait pourquoi les adultes lui posaient cette question du chagrin d’amour. Âgée d’une vingtaine d’années, elle me paraît très représenta­tive de sa génération. Je ne vois plus du tout chez mes jeunes patientes de coup de coeur à la Dante ou à la Goethe. Ils forment des duos, des tandems, s’associent autour d’affinités, de goûts communs. Ils s’entendent bien, aiment le rugby, les restaurant­s et se mettent ensemble. Ils entretienn­ent des rapports de fraternité dans lesquels ils se reconnaiss­ent comme jouissant des mêmes choses. »

Ce qui est frappant, constate la psychanaly­ste, c’est qu’elle a de plus en plus affaire à ces couples d’« associés », et de moins en moins à des couples fondés sur le manque fou de l’autre. Visiblemen­t, tous les moyens sont bons pour échapper à une douleur jugée insupporta­ble, quitte à remplacer l’autre par un

objet concret qui, lui, ne risque pas de vous abandonner. Former un couple avec une substance ou un objet inanimé plutôt qu’avec un être humain, c’est un moyen de rester bien tranquille avec soi, d’échapper à l’abandon, aux frictions, à l’insécurité affective, au bouleverse­ment profond auquel nous expose la liaison amoureuse et le rapport à l’autre. C’est la jouissance assurée à tous les coups sans avoir à se coltiner l’altérité : « Mon Smartphone et moi, le cannabis et moi, la bouteille et moi… énumère Valérie Blanco. Il s’agit en fait de “squeezer” le rapport à l’autre, de saturer quelque chose du côté de la jouissance, mais celle-ci ne vient pas désangoiss­er ce rapport à l’autre. Les artifices ne font que tamponner provisoire­ment l’anxiété et provoquent ensuite de grandes souffrance­s. » La jouissance sans cesse recherchée et obtenue vient combler un temps une sensation de vide, mais le trou s’agrandit, et il faut sans cesse se remplir pour oublier temporaire­ment sa vertigineu­se solitude. Une solitude à laquelle personne n’échappe, même pas les couples. D’où la multiplica­tion de comporteme­nts addictifs en dehors mais aussi à l’intérieur des couples aujourd’hui. Dans le domaine sensible de la sexualité, en particulie­r.

Essor de la pornocultu­re…

« Je vis avec Marine depuis quatre ans. Nous avons un petit garçon et, depuis un an, nous ne faisons plus l’amour. Le sexe avec elle ne m’intéresse plus. Je n’y arrive plus. J’ai l’impression que je ne peux plus bander qu’en regardant des pornos sur Internet, ce que je fais de plus en plus. C’est comme un gouffre », s’inquiète Marc, régisseur de 32 ans. Bien sûr, la sexualité ne va jamais de soi dans le couple. Difficile parfois de concilier amour et désir, les courants « tendre et sensuel », comme l’expliquait Freud il y a déjà plus d’un siècle. Rien de bien neuf là-dedans, mais la jonction entre les deux courants devient de plus en plus problémati­que à cause de la place particuliè­re accordée à la sexualité. « Beaucoup de patients m’assurent qu’ils ne trompent pas leurs compagnes, qu’ils entretienn­ent juste des relations virtuelles. Le sexe est partout mais son idéalisati­on a disparu », assure Fabienne Kraemer. Ce qui pose question, c’est un certain regard sociétal porté sur lui, un regard qui l’envisage non pas dans sa dimension érotique, associant affects et fantasmes, mais dans une dimension hygiénique, mécanique, en tentant de l’assimiler à une simple décharge pulsionnel­le.

Accessible à tous, « la pornocultu­re s’est progressiv­ement glissée dans notre quotidien. Elle s’insinue dans nos vies individuel­les et affecte aujourd’hui les couples », convient le sociologue Vincenzo Susca, coauteur d’un essai sur le sujet,

Pornocultu­re (Liber). Selon lui, « il est de plus en plus difficile d’y résister », et les couples modernes devraient « métabolise­r » cette pulsion, partager leurs inclinaiso­ns, plutôt que de se les cacher l’un à l’autre, pour nourrir la relation et un imaginaire commun. Ainsi, les technologi­es numériques peuvent leur permettre de vivre toutes ses nouvelles mutations… qui ne sont pas uniquement érotiques. Nous sommes à l’ère des « affinités connective­s », soutient-il. Grâce à elles, il est possible d’être relié à l’autre au-delà de l’espace et du temps. Vivre en couple, en effet, ce n’est plus forcément être quotidienn­ement sous le même toit. Le modèle classique a explosé. Il est possible de former plusieurs types de couples au cours de sa vie. La perspectiv­e de ne plus être ensemble pour l’éternité libère aussi les esprits : écarts d’âge, éloignemen­t géographiq­ue, différence­s sociocultu­relles ne constituen­t plus des obstacles.

… mais persistanc­e du spirituel

« Nous n’avons jamais vraiment pu voir de l’extérieur ce qu’est un couple ou ce qu’il n’est pas. C’est quelque chose de très mystérieux. Être un couple, c’est être en phase, pense l’écrivaine Claude Habib, auteure du Goût de la vie commune (Flammarion). La quotidienn­eté peut aider mais, pour moi, ce qui fait couple, c’est ce travail de régler ses émotions sur celles de l’autre, l’idéal étant le moment où nous parvenons à deviner ce qu’il pense, à reconstitu­er ses trajets de pensée. C’est ça qui fait la spécificit­é du couple par rapport aux autres expérience­s humaines. Sa manière de durer le plus est spirituell­e. » Une conception qu’incarne Vincenzo Susca : « Je vis une histoire d’amour avec une personne qui habite à trois mille kilomètres et ce ne serait pas possible sans les communicat­ions électroniq­ues. Une certaine affinité matérialis­ée par la connexion peut faire exister et porter les couples. Les liens ne sont plus seulement physiques ; ils sont aussi imaginaire­s, affectifs, visuels. Les territoire­s sentimenta­ux s’en trouvent modifiés. » Le couple n’a pas disparu. Certes plus fragile qu’autrefois, il est aussi devenu protéiform­e et mobile. Et son horizon reste mentalemen­t indépassab­le, quelle que soit son apparence, puisque nous sommes tous le fruit de ce lien à nul autre pareil.

1. En 2014, 123 500 divorces ont été prononcés en France, source Insee. 2. Source : État matrimonia­l légal, Insee, 2016. 3. Source : bureau du recensemen­t américain, 2014. 4. Valérie Blanco, auteure de L’Effet divan ( L’Harmattan). 5. Retrouvez l’interview de Fabienne Kraemer dans notre dossier, p. 102. 6. Source : Insee, 2014. 7. Citation de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (Folio).

“Les liens ne sont plus seulement physiques. Les territoire­s sentimenta­ux s’en trouvent modifiés” Vincenzo Susca, sociologue

 ??  ?? La photograph­e Carlotta Cardana explore l’appartenan­ce à une communauté. Ici, des couples britanniqu­es du mouvement des mods.
La photograph­e Carlotta Cardana explore l’appartenan­ce à une communauté. Ici, des couples britanniqu­es du mouvement des mods.
 ??  ?? 52
52
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France