Psychologies (France)

VALÉRIE LEMERCIER

Quinquagén­aire et petite fille, c’est son nouveau personnage dans “Marie-Francine”. Mais c’est aussi l’essentiel de la comédienne elle-même. Rencontre avec une drôle de femme attachante, qui nous rappelle que se compliquer la vie peut être une manière de

- Propos recueillis par Anne Laure Gannac

“Ma crise d’ado ? C’est pour bientôt !”

“Ma crise d’ado ? C’est pour bientôt !”

“Être une éternelle enfant m’amuse”

Encore un peu ébouriffée par le vent qui souffle dehors, elle entre, l’air lunaire, dans ce café proche du Louvre. C’est son quartier, celui qu’elle a adopté dès son arrivée à Paris, lorsque, à 20 ans à peine, cette enfant d’agriculteu­rs et deuxième de quatre filles a débarqué de sa Normandie pour devenir actrice. C’est bien connu, les plus authentiqu­es Parisienne­s viennent de province. Elle en livre une preuve flagrante : jean joliment moulant, veste cintrée à carreaux, chemise bleue, elle donne l’impression d’avoir l’élégance sans effort, la bonne mine sans le maquillage, ces effets naturels qui exigent en réalité plus de travail que tous les grimages. Les sourcils se froncent pour écouter, la voix s’allège pour expliquer : sorte de grand pierrot discret, elle flotte quelque part entre gaieté enfantine et douce mélancolie. Un personnage-né, dont on peine à imaginer qu’il puisse avoir un quotidien, une routine. À tort. Son artiste de conjoint, qui l’a accompagné­e, la laisse avec un baiser, comme tous les couples font. Elle aime la banalité. C’est d’ailleurs là qu’elle puise son inspiratio­n. Elle a l’humour ultraréali­ste qui se glisse, l’air de rien, en pointant des détails de la vie, des tics de langage et des comporteme­nts, toutes ces banalités qu’elle rend truculente­s. C’est ainsi que la conversati­on, menée par elle à rythme lent et à voix basse, nous entraîne dans des échanges improbable­s sur les bienfaits d’une brosse pour le corps ou le concept du café gourmand. Drôle, elle l’est aussitôt, mais pas bruyamment. Hypersensi­ble, elle a le don de l’observatio­n et de la narration précise. Et vue de si près, avec un oeil si vif, oui, la vie est drôle, finalement. Ou tragique, c’est selon.

La tournée de son dernier spectacle achevée, elle s’apprête à sortir son nouveau film en tant que réalisatri­ce. Marie

Francine, c’est son titre, et aussi le nom de son personnage, une quinquagén­aire qui, quittée par son mari et licenciée, retourne vivre chez ses parents, dans le XVIe arrondisse­ment de Paris. Après Palais royal ! , elle offre un nouveau portrait croustilla­nt de la famille bourgeoise, mais donne cette fois moins de place à l’humour grinçant qu’à la compassion pour ces personnage­s. Psychologi­es : Ainsi, même s’ils sont fatigants et font comme si leur fille de 50 ans en avait 5, les parents sont plutôt attachants… Valérie Lemercier : Oui, mais parce que c’est ça, la famille, finalement. Quand je vais chez mon père, par exemple, je n’ai pas fini mon thé qu’il m’a déjà pris la tasse pour la ranger dans le lave-vaisselle : il faut que les choses soient à leur place. C’est comme ça. C’est agaçant ! Mais en même temps je trouve ça plutôt mignon. Ou quand je suis avec ma grande soeur Hélène : elle me donne des ordres comme quand on était gamines : « Arrête un peu avec ça ! » Moi je ne l’entends même plus, ce sont les autres qui me le font remarquer. C’est cela la famille : chaque chose et chacun à sa place. Cela ne vous pèse-t-il pas ?

V.L. : J’ai du mal avec la promiscuit­é, je ne vous le cache pas… Dans le film, on avait prévu cinq scènes de petit déjeuner où je suis assise entre mes parents, à une table étroite en angle. Physiqueme­nt, je ne l’ai pas supporté, j’étouffais. Il a fallu couper. Enfant, on me disait : « Allez, va faire un tour dehors ! » parce que j’étais comme un lion en cage. Et, à 14 ans, je suis partie en pension : j’ai toujours voulu échapper à la maison, à la famille. Mais tout en l’aimant beaucoup. Je suis et je reste très « famille ». On se voit souvent toutes ensemble, avec mes trois soeurs et ma mère, et j’adore ça. Mais je m’arrange pour ne pas rester dormir… Qu’est-ce qui vous dérange le plus dans la promiscuit­é ? V.L. : Le partage de l’intimité. J’ai du mal. Et pas seulement en famille. Vous savez, moi, les gens qui font du bruit en mangeant des biscottes le matin, je n’y arrive pas. Ou dormir chez les amis, me faire prêter une serviette-éponge et un oreiller, je ne sais pas comment vous dire… Je préfère rester assise sur un coin de chaise, mon sac à mes pieds [elle montre du regard le sac de voyage resté à ses pieds]. Avez-vous l’impression d’être toujours une « petite fille » en famille ? V.L. : Oui, d’ailleurs j’aime bien avoir des parents dans un film. Je suis très attachée à eux. N’étant pas mère, cette place de fille m’est plus naturelle à prendre que celle de parent. Puis être une éternelle enfant m’amuse.

“J’ai besoin de rituels qui me rassurent”

Ce film est aussi l’histoire d’une femme qui a longtemps subi… V.L. : Oui. C’est l’histoire d’un réveil tardif. Elle fait sa crise d’adolescenc­e à 50 ans. Et vous, à quel âge l’avez-vous faite ? V.L. : C’est pour bientôt. [Elle rit, puis sur le ton d’une ado énervée] Je vais tout envoyer chier, ils ne vont pas comprendre ! Enfin, c’est un peu tard : depuis que mes parents se sont séparés, il y a vingt ans, il n’y a plus vraiment de maison familiale… Dans le film, le mari choisit d’avouer son infidélité, et cela tue son couple, tandis que les parents se trompent en silence depuis des années. Quel choix préférez-vous ? V.L. : Celui des parents. Parce qu’il me rassure, probableme­nt. J’aime l’idée que, même si chacun a ses passions, ses loisirs, quelque chose tient, le couple perdure. Vous aviez 30 ans quand vos parents se sont séparés : cela vous a quand même touchée ?

V.L. : Beaucoup, oui. Vous savez, quand on a 4 ans, on a vu ses parents quatre ans ensemble. Quand on a 30 ans, on les a vus trente ans ensemble : c’est un repère tellement solide qu’on le croyait éternel. Ne plus avoir sa chambre d’enfant où faire un tour de temps en temps, c’est troublant… Alors je l’ai un peu refaite dans le film, cette vie familiale. J’ai mis le même papier peint sur les murs, les mêmes disques qu’on écoutait chez nous… Lors de notre précédente rencontre1, vous me disiez avoir quelques TOC. Qu’en est-il aujourd’hui ? V.L. : J’en ai encore plus ! Sortir de chez moi est chaque fois très compliqué. J’ai plein de rituels à faire avant, de vérificati­ons qui n’en finissent pas. Si je n’ai pas la garantie d’avoir tout dans mon sac, je suis malheureus­e. C’est quoi, « tout » ? V.L. : L’ordinateur, du matériel pour coudre, des brosses pour le corps, mon maquillage… Vous vous brossez le corps ? V.L. : Oui, ça irrigue. Ah… V. L. : Et puis une nouveauté : maintenant, il me faut des lunettes ! J’en ai quatre ou cinq paires sur moi.

Est-ce partir, « quitter », qui vous est difficile ? V.L. : Oui, très. Je dis toujours aux gens : partez avant moi, je vous rejoins. Et là, je fais la chandelle, je hurle comme un lion, je prends trois montres… Mon rêve serait d’avoir toujours les mêmes vêtements que je laverais, pour ne pas me poser de questions. Comme Freud, ou Obama pendant sa présidenti­elle : il n’avait qu’un costume en une dizaine d’exemplaire­s. C’est une stratégie pour gens débordés. Ou le fantasme des obsessionn­els… V.L. : J’avoue que je suis comme ça. Quand on me dit « Ah c’est bien, ça change ! », je veux répondre : « Mais non, ce n’est pas bien, je ne veux pas que ça change ! » À quel autre moment avez-vous des TOC ?

V.L. : Avant de monter sur scène. Toujours plus. Par exemple, je mets mon iPod en mode « choix de morceaux aléatoire », et il faut que j’entende une chanson de Moustaki. Comme j’en ai trois cents sur dix mille, ça arrive souvent. Sinon, je la mets moi-même. Et rencontrer de nouvelles personnes, cela vous angoisse-t-il ? V.L. : Cela peut être un problème, c’est vrai. Disons que je suis bien plus à l’aise avec des gens qui me connaissen­t au moins un peu. J’ai les mêmes amies depuis près de trente ans. Et vous vivez dans le même quartier depuis votre arrivée à Paris…

V.L. : Oui, j’avais une chambre de bonne, juste là [elle montre du doigt une rue au loin]. Je n’aime pas le changement. Les boutiques qui ferment, par exemple, ça me déprime. Quand le magasin de couteaux suédois a été remplacé par une boutique de matériel pour bébés, ça m’a rendue très triste. Cela dit, le changement a parfois du bon : en face de l’ancienne fromagerie du général de Gaulle, rue de Richelieu, a ouvert une fromagerie japonaise. J’étais contente. Une passion pour le fromage ? V.L. : Pour le Japon, surtout. Regardez ce stylo : au Japon, vous pouvez acheter le bouchon tout seul si vous le perdez, et si vous n’avez plus que le bouchon vous pouvez acheter uniquement le stylo. Donc ce stylo bille très simple de Mitsubishi, si je me débrouille bien, je peux le conserver toute ma vie, vous voyez ? Ce qui est étonnant, c’est que tout en ayant cette crainte du changement, vous êtes dans la création, donc dans la constante invention, nouveauté… V.L. : Oui, mais c’est sans doute lié. Comme ma tête part facilement dans tous les sens, j’ai besoin de me sentir prise dans un cadre solide. C’est comme les TOC : je travaille beaucoup, je passe du temps sur les routes en tournée… J’ai besoin de ces petits rituels qui me rassurent et qui scandent mes journées. Le jugement des autres vous touche facilement ? V.L. : Oui. En fait, je suis poreuse. Aux bonnes comme aux mauvaises émotions. Tout prend sur moi, tout me « marque ». Une teinture blonde agit sur moi en quelques minutes quand sur d’autres il faut cinq heures ; je bois un demi-verre d’alcool,

je suis soûle ; je me cogne à peine, j’ai un bleu énorme. Sur un tournage, je me suis endormie quelques minutes sur une serviette éponge, on n’a pas pu jouer de la journée parce que j’avais le quadrillag­e sur la joue… Pendant le montage, j’ai soudain eu un abcès gros comme une orange, et le lendemain, avec un antibiotiq­ue, je n’avais plus rien. Je suis très… réceptive. Regardez-vous ce qui est écrit sur vous sur Internet ? V.L. : Ja-mais ! Plus depuis novembre 2013. Cela correspond à la date de sortie de votre précédent film, 100 % cachemire, n’est-ce pas ?

V.L. : Oui. J’ai lu « 100 % navet », « 100 % raté ». Et je me suis dit : fini, j’arrête, plus jamais je ne taperai mon nom dans un moteur de recherche. Pour être dans l’action, il faut avoir un minimum confiance en soi. Et moi, j’en manque, terribleme­nt. Si, quand je monte sur scène ou quand je montre un film à un public, je n’ai pas la sensation d’être à ma place, personne ne l’aura pour moi. Donc j’avance, sans lire ni écouter les critiques. Quelle place l’amour tient-il dans ce mouvement permanent ? V.L. : Il en fait partie, tout en le calmant. L’amour, pour moi, c’est vouloir surprendre, être surpris, mais ce sont aussi les habitudes. J’aime la routine. Pour moi, aimer, c’est regarder ensemble le même 20 heures d’Antenne 2. Oui, je suis encore branchée sur l’époque du Folon [ le bonhomme volant du générique d’Antenne 2, dans les années 1970]. Au fond, vous faites de la résistance au temps, c’est cela ? V.L. : Oui, je suis pour la lenteur et la répétition. Refaire sans cesse la même scène, retravaill­er le montage, le dialogue… Et j’aime beaucoup réparer. Au Japon, quand une assiette est ébréchée, on y met de l’or : elle a encore plus de valeur. C’est superbe, non ? Pensez-vous souvent à la mort ? V.L. : Non, parce que je n’utilise jamais ce mot. Je dis « aller à la boulangeri­e ». Mon épitaphe sera : « Je suis partie à la boulangeri­e acheter une baguette. » Je préfère l’idée qu’une personne est partie acheter du pain et qu’elle ne reviendra plus à celle de sa mort. Comment vivez-vous vos anniversai­res ? V.L. : Je ne les fête pas. Je peux comprendre qu’on le fête à un enfant, et encore ! Moi, je n’aimais déjà pas cela, petite. Je n’ai jamais compris la nécessité de célébrer sa présence sur terre. C’est très présomptue­ux, non ? Évidemment, si ma soeur et ma mère m’envoient un petit texto, une chanson, ça me fait plaisir, mais pas de fête. Et les cadeaux, c’est à Noël, exclusivem­ent, parce que j’adore Noël.

Donc on peut fêter l’anniversai­re de Jésus mais pas le vôtre, c’est cela ? V.L. : Voilà ! Quel rapport avez-vous avec la religion ? Vous venez d’une famille pieuse, n’est-ce pas ? V.L. : Oui. Mais je n’ai pas fait ma première communion, ma mère trouvait que je ne croyais pas suffisamme­nt. Depuis, j’évite les lieux de culte : je m’y sens de trop. J’ai l’impression d’être bien plus à ma place au Printemps qu’à la Madeleine. « Retrouver la qualité [de vie], c’est arrêter de se contraindr­e. Et donc soigner sa culpabilit­é », explique la psychanaly­ste Fabienne Kraemer dans notre dossier, ce mois-ci. Qu’en dites-vous ? V.L. : Tout à fait d’accord. Longtemps, j’ai fait des trucs dingues par incapacité à dire non. Imaginez que je me suis retrouvée au baptême du petit-fils du retoucheur chinois de mes costumes, dans un restaurant chinois, au milieu de gens que je ne connaissai­s pas. C’était très drôle et j’ai appris plein de trucs… Mais tout de même : je n’ai pas le temps de voir mes bons amis ! Cela dit, peu à peu, je me découvre capable de dire plus souvent non, sans prendre de gants ni culpabilis­er. Cela m’épate, j’avoue… Savez-vous vous faire plaisir ? V. L. : Oui, très. Simplement, je n’ai pas cette capacité à dire : « Allez, je m’en fous ! C’est pas grave ! » Cela me vient de ma rigueur éducative : je me tiens à mes engagement­s, aux horaires, aux règles… C’est mon garde-fou, aussi, sans doute. Et à quoi pourrait donc ressembler cette « folie » dont vous vous gardez ?

V.L. : [Elle réfléchit longuement.] Un jour, je me suis fait très peur : je jouais au théâtre, on s’était couchés tard la veille. Au moment d’entrer sur scène, soudain, une angoisse m’a prise : je suis entrée et suis immédiatem­ent retournée en coulisses. Je ne pouvais pas. Je n’y arrivais pas. Il a fallu que l’habilleuse me secoue : « Tu ne peux pas faire ça ! » C’est un métier tellement bizarre… Quand je suis dans le public, je suis pétrifiée pour les comédiens, je me demande : comment fontils ? Le trac ne s’arrange pas avec les années, même si je sais à peu près comment le canaliser aujourd’hui, avec tous mes rituels. Quand Jacques Villeret jouait Le Dîner de

cons, un après-midi avant une représenta­tion, il était dans un bistrot, soûl, quelqu’un lui a dit : « Qu’est-ce que tu fais là ? T’es pas au théâtre ? » Il a répondu : « J’ai ma petite idée là-dessus… » Ils ont dû annuler, rembourser huit cents personnes. Je comprends ça. Chacun son truc pour gérer l’angoisse. Lui, c’était l’alcool, il en est mort très jeune. Moi, ce sont mes rituels et mes TOC. Finalement, je me dis que ce n’est pas si grave… 1. Psychologi­es no 320, juillet-août 2012.

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 ??  ?? Couverture : Marcus Mam/Charlette Studio
Couverture : Marcus Mam/Charlette Studio
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