Psychologies (France)

Rainer Höss n’oublie pas

À 52 ans, le petit-fils du commandant d’Auschwitz se bat pour la vérité et contre la résurgence de l’extrême droite. Il a trouvé le chemin de la réconcilia­tion. Rencontre avec un combattant de la paix.

- Par Christilla Pellé-Douël

S ur mon planning, une date en rouge : « rencontre Rainer Höss, 19 heures », à l’occasion de la sortie de son livre en France. Un rendez- vous de travail banal. Sauf que ce nom, Höss, pèse d’un poids terrible, car c’est celui du commandant d’Auschwitz, le responsabl­e et ordonnateu­r de la mort de plus d’un million de personnes, dont une très grande majorité de Juifs, entre 1942 et 1944. Rudolf Höss était le « roi » d’Auschwitz, le concepteur du plus grand camp d’exterminat­ion nazi, exécuté par pendaison en avril 1947. Le Rainer que je vais rencontrer est son petit-fils.

Comment fait- on pour vivre avec ce fardeau-là ? En se dressant contre la banale monstruosi­té du grand-père une fois pour toutes.

Rainer en a fait sa croisade, sa raison de vivre. Elisabeth Willenz, sa traductric­e, résume cela d’une phrase : « Il est en mouvement perpétuel pour transmettr­e. S’il s’arrête, il tombe. Pour lui, c’est une question de vie ou de mort. » À 52 ans, Rainer Höss parcourt les États-Unis, où il réside, l’Europe (Auschwitz, en 2015, pour les commémorat­ions de la libération du camp) et le monde entier pour parler, témoigner, expliquer, rencontrer. Inlassable­ment. Il s’est fait tatouer sur la poitrine la phrase « Never forget » (« N’oublie pas »), une étoile de David et le numéro d’immatricul­ation de trois anciens déportés dont il a été très proche. En arrivant dans la boutique minuscule de son éditeur français, au coeur du très chic VIe arrondisse­ment de Paris, je pensais être prête à la rencontre. J’oubliais juste la force d’une présence physique, d’une parole incarnée.

Face à une petite dizaine de personnes, Rainer Höss parle. Impossible de détacher le regard de son visage inquiet, comme labouré par une tempête qui ne cesse de le parcou- rir, malgré les larges sourires et les éclats de rire. C’est un choc : il est le portrait de son oncle Klaus, le bel adolescent blond qui pose en uniforme de la Napola1 (offert par Himmler) sur la photo de famille ornant la couverture de son livre. Le préféré de Rudolf Höss : à 15 ans, il chevauchai­t, aux côtés de son père, dans la campagne aux alentours d’Auschwitz et s’amusait à tirer à la fronde sur les déportés… Bien sûr que l’on cherche sur son visage les traces de ce passé atroce. Rainer a l’habitude. Il assume avec force. C’est un athlète, un ancien boxeur, assis une jambe posée sur la cuisse, déterminé, le regard droit sur l’assemblée. D’une élégance quasi anglaise. La quiétude de la petite salle, le chic de l’interlocut­eur paraissent complèteme­nt irréels face à l’horreur des paroles prononcées par cet homme intranquil­le.

De sa voix bien timbrée, Rainer raconte. Jusqu’à l’âge de 12 ans, il n’a rien su du passé.

Rien su de l’héritage empoisonné. Hedwig, la grand-mère, l’épouse du commandant, régnait en matriarche sur la famille, imposant le silence aux cinq enfants, regrettant le passé, le beau jardin de la villa à Auschwitz (entretenu par des détenus), avec ses fleurs et son potager – même s’il fallait bien laver les fraises, couvertes de cendre –, la petite piscine, les chiens, les chevaux, et puis cette facilité pour les « courses ». Il n’y avait qu’à se servir, n’est- ce pas ? Le jardinier revenait avec ce qu’il fallait. Des bijoux. De la nourriture. Des vêtements pour les enfants. Comme la si jolie petite veste, de si bonne qualité, une vraie veste bavaroise, avec ses ravissants boutons en argent. Celle portée par Hans- Jürgen, le père de Rainer, puis, des années plus tard, par Rainer lui-même. Il raconte : « La veste était arrivée en train à Auschwitz sur les épaules d’un enfant. Elle avait remonté la rampe, puis s’était retrouvée à la villa… sans le petit garçon. » Parfois aussi, quand les enfants Höss s’ennuyaient, on leur trouvait des camarades de jeu, qui apparaissa­ient, lavés, coiffés, habillés, puis disparaiss­aient. Une des baby-sitters des jeunes Höss n’était autre que Maria Mandl, la gardienne en chef du camp des femmes, célèbre pour sa cruauté.

Donc, dans la famille, on ne dit rien. Sauf pour glorifier le commandant, ce grand soldat, et maintenir la flamme nationale-socialiste.

Les années 1940 ont disparu dans le trou noir du secret. Comment est mort le grand-père ? Mystère. Que s’est-il passé ? Silence. Klaus, le fils aîné, coule dans l’alcoolisme. Hans- Jürgen, le deuxième fils, le père de Rainer, ne dit rien. Jamais. Il explose. Il tape sur sa femme et ses deux fils à bras raccourcis. La mère de Rainer ne découvre la vérité qu’en 1958, lors de la parution d’un article. Elle ne s’en remettra pas, accumulant les tentatives de suicide, rongée par le chagrin et ravagée par la violence de son mari. Mais ne dit rien non plus. Pourtant, l’horreur du secret suinte, comme un sale cancer.

À 12 ans, Rainer commence à réaliser que quelque chose ne va pas. Il est copain avec un de ses voisins, Christian. Un juif. Convié pour Pessah, il fait part de l’invitation à son père. Pour toute réponse, il est roué de coups. Le père lui casse le nez. Le garçon devient difficile, « perturbé », confie-t-il. Il éclate d’un grand rire en prononçant ces mots…

Dès lors, il cherche. Fugue. Et commence à trouver. À 15 ans, Rainer est père par accident. C’est alors qu’il fait la connaissan­ce d’Olaf, son formateur en pâtisserie, qui l’aide à prendre conscience de quel passé il est le jouet. Olaf est né dans un Lebensborn­2. Il répond aux questions du jeune homme. Et s’ensuit une période troublée, violente. Rainer a d’autres enfants, quatre en tout, il part travailler en Australie, monte des affaires, gagne de l’argent, fait faillite, revient en Allemagne, part

aux États-Unis, en Asie du Sud-Est. Vindicatif, il se bat pour un oui ou pour un non. Peu à peu, douloureus­ement, il prend le chemin vers la vérité. Il contacte des associatio­ns de survivants et commence à voyager, en Pologne. C’est ainsi qu’il rencontre Josef Pachinski, l’ancien coiffeur de Rudolf Höss, qui ne prononce pas un mot, le fait marcher devant lui et lui dit à quel point il ressemble à son grand-père. Un choc. Mais un « indicateur pour poursuivre ». « Je ne voulais pas être assimilé à l’homme que je haïssais le plus. » Le père de Rainer est au courant de ses activités. En 1985, Rainer rompt définitive­ment avec sa famille, avec ce père qui levait encore la main sur lui. Il faut de longues années à Rainer pour passer à l’action. Le choc vient après un AVC suivi d’un coma en 2010, dont il sort miraculeus­ement intact. « Il devenait urgent de témoigner. De transmettr­e. » Il lâche son job, et se décide à écrire un livre. Cela lui prendra deux ans, avec l’aide de deux journalist­es. Une thérapie douloureus­e pour celui qui n’a jamais fait d’analyse. « Pas besoin, balaie-t-il. Ma thérapie, c’est parler, rencontrer des victimes, parler aux jeunes. » « Rainer, témoigne sa traductric­e, n’est pas un dépressif. C’est un homme tourmenté, mais qui fait front. » Il n’a pas peur. « De quoi pourrais-je avoir peur ? » demande-til. Le livre est un succès en Allemagne.

Désormais, Rainer Höss se concentre sur sa tâche. Lutter, encore et toujours, contre les résurgence­s d’extrême droite. Et il n’arrête plus, fonde une associatio­n, Footsteps, destinée à faire de la pédagogie dans les écoles, donne des conférence­s, accompagne des voyages scolaires à Auschwitz (où il s’est rendu pour la première fois en 2009 et à vingthuit reprises depuis) et, avec l’aide d’un avocat « musulman », précise-t-il, aide les survivants des nazis qui voudraient encore mener une action en justice. C’est ainsi qu’ils ont ensemble participé à monter les dossiers contre les derniers responsabl­es vivants des massacres d’Oradour-sur-Glane. Il a aussi enregistré un clip lors d’élections en Suède pour inciter les gens à voter. « Never forget to

vote », y déclare-t-il.

Fidèle à sa volonté de briser le secret, il a toujours tout dit à ses enfants et à ses petits-enfants. Ne pas leur transmettr­e l’horreur. L’une de ses filles est allée quatre fois à Auschwitz. « Elle veut poursuivre mon travail. » L’autre souhait de Rainer Höss, c’est de rencontrer les survivants et leurs familles, parler. Pas demander pardon (« Ce n’est pas à moi qu’ils doivent pardonner ») mais tenter de jeter un pont. De renouer quelque chose là où il n’y a plus qu’un immense vide. C’est ce qu’il a fait en écrivant à Eva Mozes Kor, 83 ans, l’une des dernières et rares survivante­s avec sa jumelle (décédée aujourd’hui) des « expérience­s » du Dr Mengele. Rainer lui a demandé si elle voudrait bien devenir sa grand-mère d’adoption. Ils se sont rencontrés. Et Eva a accepté. « Je l’admire et je l’aime. Il a besoin de recevoir l’amour d’une famille, celle qu’il n’a jamais eue », dit- elle. Et ajoute : « Rainer est un être humain convenable ! » Oui, c’est cela. Dans la petite boutique de Saint- Germaindes-Prés, j’ai rencontré un être humain convenable. Fracassé, aussi. Estimable. Aimable. Rare.

1. École militaire qui formait l’élite des troupes nazies. 2. Maisons de naissance destinées à la reproducti­on de la « race aryenne ».

 ??  ?? Rainer Höss devant les barbelés du camp de Buchenwald, en juillet 2014, pour la série « Mischlinge », du photograph­e Marc Erwin Babej, sur l’identité allemande. Les numéros tatoués sur son torse sont ceux de trois survivants d’Auschwitz devenus ses amis.
Rainer Höss devant les barbelés du camp de Buchenwald, en juillet 2014, pour la série « Mischlinge », du photograph­e Marc Erwin Babej, sur l’identité allemande. Les numéros tatoués sur son torse sont ceux de trois survivants d’Auschwitz devenus ses amis.
 ??  ??
 ??  ?? 1. Hans-Jürgen Höss (à g.), le père de Rainer, avec son frère Klaus, devant les serres du jardin d’Auschwitz, en 1943. 2. Vue aérienne du camp d’Auschwitz, 1944. 3. Rudolf Höss, grand-père de Rainer et ex-commandant d’Auschwitz, lors de son procès à...
1. Hans-Jürgen Höss (à g.), le père de Rainer, avec son frère Klaus, devant les serres du jardin d’Auschwitz, en 1943. 2. Vue aérienne du camp d’Auschwitz, 1944. 3. Rudolf Höss, grand-père de Rainer et ex-commandant d’Auschwitz, lors de son procès à...
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France