Psychologies (France)

Et les Shadoks pompaient…

Comme si cela ne suffisait pas, nous ajoutons à nos vies mouvementé­es les remous de nos esprits torturés. Petite exploratio­n de nos méandres intérieurs.

- Par Isabelle Taubes

E ntre les transports, le travail, les enfants, la vie de couple, le ménage, les courses, la cuisine, les factures, les loisirs et le reste, nous avons à peine le temps de respirer. Or, comme si cela ne suffisait pas, nous avons souvent tendance à faire nôtre la fameuse philosophi­e des Shadoks1 : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » Lorsqu’elle nous tient, c’est plus fort que nous. Les ennuis commencent dès le réveil. Par manque d’organisati­on, nous perdons de longs quarts d’heure à explorer des armoires jamais vidées afin de trouver une tenue à notre goût. Au final, nous cavalons pour éviter d’être trop en retard au bureau, où nous débarquons déjà stressés. Nous voulons manger sain, mais sans perdre de temps en cuisine pour être davantage avec nos enfants, leur offrir plus de moments de qualité, comme le recommande­nt les psys. En réalité, nous déambulons des heures au supermarch­é pour vérifier que les surgelés ne contiennen­t pas trop de colorants nocifs, tandis que ces enfants, à qui nous souhaition­s offrir des moments riches en dialogue, hurlent dans les rayons et tentent

d’embarquer dans le chariot les aliments les moins bio qui soient. Résultat : énervement, colère, fatigue supplément­aire. CHACUN SES TRUCS Côté relations humaines, mus par un sens du devoir teinté de culpabilit­é, nous essayons d’être à la fois bons parents, bonnes filles (ou bons fils) pour nos pères et mères vieillissa­nts, salariés irréprocha­bles, conjoints attentifs, amis dévoués. Et nos échecs à combiner simultaném­ent des rôles pas simples à tenir sonnent la fin de la partie : « Là c’est trop, je n’y arrive plus ! » Pour nous aérer l’esprit, nous avons tous nos trucs, plus ou moins heureux. « Quand j’ai besoin d’y voir plus clair, je range la maison de fond en comble », déclare Stéphanie, 47 ans. « Moi, je suis incapable de jeter. Les objets comme les problèmes s’accumulent », avoue Sophia, 38 ans. Surtout, pour nous maintenir la tête hors de l’eau, un nouveau métier est né : coach de vie – avec toutes ses déclinaiso­ns et ses variantes ( gestion du temps, des pensées, etc.). C’est ainsi que David Allen a inventé, en 2001, une ingénieuse technique de rangement intérieur pour faire le tri et faciliter l’action : la méthode Getting Things Done. La consigne est simple : noter sur

un support extérieur – calepin, cahier, Post-it – la longue liste des choses que nous devons et voulons faire ( payer les factures, appeler maman, visiter la Corrèze, etc.) pour les transférer loin de nos cerveaux et prendre du recul. UNE QUESTION DE VOLONTÉ Le philosophe Robert Misrahi, qui fut un élève de Jean-Paul Sartre, ne nous propose pas de mode d’emploi pour classer nos idées, mais estime, lui aussi, que vivre l’esprit clair dans ce monde complexe est une question de volonté. Nos errements sont le fruit d’une conscience brouillonn­e, trop impulsive. Posons-nous pour réfléchir. Jaillira alors un second mouvement de pensée, apaisé et raisonné, qui nous replacera sur le bon chemin : celui de nos envies, de nos valeurs, de nos principes. Pour retrouver notre route vers nous-mêmes, il nous invite à nous laisser porter par « le grand désir2 » qui nous habite tous, qu’il définit comme « le mouvement de l’individu vers la vie, vers son avenir ». Pourtant, Robert Misrahi l’admet sans réticence, nous devons aussi compter avec une forme spécifique de complexité : celle de la conscience, qui produit en nous un écart constant entre ce que nous vivons et le regard que nous portons sur ce que nous sommes en train de vivre. Nous sommes à la fois acteurs et metteurs en scène : une position qui, effectivem­ent, nous incite à « nous la jouer ». LE POIDS DE LA CULPABILIT­É De plus, il faut prendre en considérat­ion toutes ces complicati­ons intérieure­s, souvent inconscien­tes, étudiées par la psychologi­e. La culpabilit­é, en particulie­r, qui nous interdit de lever le pied et nous ordonne de faire l’impossible pour être à la hauteur des rôles et images idéales que nous désirons incarner. Car la tradition judéo-chrétienne nous enseigne plus le sacrifice que le droit au plaisir et à la sieste. Sans oublier le narcissism­e mal placé, qui nous fragilise et nous éloigne de notre être authentiqu­e. Pour paraître important, nous nous imposons des emplois du temps de ministre. Par peur du manque, nous nous encombrons d’objets et d’occupation­s inutiles. Pourquoi nous infligeons-nous ces pensums ? Si nous grattons un peu, nous retrouvero­ns l’enfant en nous, qui voulait que ses parents soient fiers de lui ; l’enfant qui s’imaginait que, pour être

Nos errements sont le fruit d’une conscience brouillonn­e, trop impulsive. Posons-nous pour réfléchir

aimé, il devait briller. Il continue de hanter l’inconscien­t des perfection­nistes qui, dans leur obsession du zéro faute dans tous les domaines, empoisonne­nt leur vie (et celle des autres). Nos tendances à tout compliquer sont presque toujours des héritages familiaux. Nos géniteurs nous lèguent leurs croyances, leurs peurs, leurs difficulté­s avec leur ADN. Affichant un petit sourire navré, Audrey, 35 ans, avoue qu’une simple ampoule grillée chez elle peut l’amener à s’imaginer SDF. « J’ai des problèmes de vertige, donc je ne vais pas pouvoir grimper sur l’escabeau pour remplacer l’ampoule. La propriétai­re va passer, verra que je néglige son appartemen­t, me lancera un regard noir, me fera honte et me mettra dehors. Ma mère aussi fait des drames de tout. Je me souviens de mon adolescenc­e : si mon père ou l’un de nous était en retard, c’est qu’il avait eu un accident. Toujours à miser sur l’hypothèse la plus catastroph­ique. » L’HUMOUR MORDANT DE FREUD Parmi ceux qui peinent à croire que les petites misères seront passagères, nous retrouvons également ces personnes que le neuropsych­iatre Boris Cyrulnik appelle des « douillets affectifs ». En fait, ils souffrent d’un déficit en sérotonine, neurotrans­metteur du système nerveux central qui combat la dépression. Comme ils sont privés de cet antidépres­seur naturel, la vie leur semble un parcours semé d’embûches : chaque amour risque de déboucher sur un chagrin, chaque entreprise est d’emblée vouée à l’échec. Pour ces hypersensi­bles, exister est, par nature, compliqué. Chaque changement de situation – ne serait-ce qu’une nouvelle chaise de bureau – provoque un stress disproport­ionné. Le sens des priorités se rappelle parfois brutalemen­t à nous : dans des circonstan­ces dramatique­s, face à ce que l’on appelle pudiquemen­t les « accidents de la vie » (une maladie, un deuil). Mais faut-il attendre qu’ils viennent nous heurter de plein fouet ? Quand nos

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