Psychologies (France)

Faites “simplexe” !

Comment ne plus se noyer dans le travail ? En cessant de lutter contre la complexité. Les recettes de deux chercheuse­s, qui proposent par exemple de questionne­r l’utilité de chaque tâche.

- Par Margaux Rambert

S’il existe un domaine dans lequel nous rêvons de plus de fluidité, voire d’un peu de répit, c’est bien le travail. En entreprise, nous tentons donc souvent de planifier, de rationalis­er, de prévoir au maximum, espérant ainsi nous faciliter la vie. En réalité, nous nous la compliquon­s, préviennen­t Angela Minzoni et Éléonore Mounoud, auteures de Faisons simplexe de Aà Z ( PUF). Pour ces chercheuse­s à l’école CentraleSu­pélec, inutile de tenter « de réduire, maîtriser ou vaincre une complexité qui est là, quoi que nous fassions ». Au contraire, nous devons apprendre à vivre avec, à « faire simplexe ». L’idée, nouvelle, prend sa source dans l’observatio­n de la nature. Son objectif : nous permettre de mieux nous débrouille­r dans la jungle de notre environnem­ent profession­nel.

SORTIR DE L’URGENCE ET SE PROTÉGER

De nombreux métiers sont régis par le « tout, tout de suite ». « Le flux tendu casse le rythme humain, la capacité à penser, à se mettre ensemble pour réfléchir », analyse Angela Minzoni. Conséquenc­e : pour faire face à la succession d’urgences, certains salariés doivent sans cesse réorganise­r leur travail. « Cela mène paradoxale­ment à un fonctionne­ment où ils sont extrêmemen­t ralentis, à la saturation, décrypte Éléonore Mounoud. Comme une autoroute de plus en plus chargée qui finit par être bouchée. » Pour sortir de cette paralysie grandissan­te, un moyen : prévoir des réserves de temps. « Il faut accepter les détours, accepter de faire par moments des choses qui servent à construire la suite, poursuit-elle. Trois temps doivent coexister dans une journée : l’un pour l’action immédiate, un autre dédié à la constructi­on d’une vision commune, le dernier consacré à l’anticipati­on des actions futures. » Difficile, dans des environnem­ents où la pression règne en maître ; et où certains employés, n’arrivant pas à faire face à cette sursollici­tation, sont accusés de ne pas être assez productifs, agiles ou organisés ! Pour eux, le stress atteint son apogée. « Ce sont des problèmes de logique de situation plutôt que de performanc­e des individus », corrige Éléonore Mounoud. Face à cela, pas de solution miracle. Il faut se protéger. L’économiste américain Albert O. Hirschman, auteur en 1970 d’Exit, Voice,

and Loyalty ( Éditions de l’université de Bruxelles), suggérait qu’il n’existait que deux manières de lutter dans un environnem­ent profession­nel dégradé : la prise de parole (voice) ou, si la situation devient intenable, la défection (exit).

ÉCOUTER SON CORPS ET SES ÉMOTIONS

En entreprise, traditionn­ellement, nos émotions n’ont pas droit de cité. Pourtant, leur prêter attention constitue un bon rempart pour ne pas sombrer dans le travail. « Il est important d’être situés par rapport à nous-mêmes, notre esprit, notre morale, nos valeurs, indique Angela Minzoni. Faire attention aux signaux que notre organisme nous envoie permet de redresser tout de suite notre barre et celle des autres lorsqu’ils la dépassent. » Tensions (comment se manifesten­t- elles ? Qu’est- ce qui coince ?), émotions (que ressentons-nous ? Pourquoi ?), éventuelle saturation… Avoir conscience de son corps, c’est se préserver, en restant ancré, centré.

NE PAS SE LAISSER SUBMERGER ET NE PAS SUBMERGER LES AUTRES

« Je n’ai pas le temps, je suis débordé ! » Bien sûr, la frénésie profession­nelle nous donne parfois l’impression d’être submergés. Mais, il faut l’avouer, « beaucoup adorent se sentir débordés, estime Angela Minzoni. Dans notre culture, c’est valorisant. Au milieu des années 1960, les prospectiv­istes identifiai­ent d’ailleurs l’encombreme­nt comme la grande maladie du futur ». Pour la chercheuse, cette sensation d’emballemen­t n’est pas une fatalité. Pour preuve : combien sommes-nous, à notre retour de vacances, à avoir constaté que beaucoup de choses avaient pu attendre ou s’étaient résolues sans nous ? « Il est essentiel de regarder d’où vient cet encombreme­nt, comment il est facilité. Et ce qui se joue derrière en termes de pouvoir, avec des mails envoyés à toute heure, par exemple. Se laisse-ton atteindre par ce pouvoir ? L’infligeons-nous aux autres ? Si nous ne comprenons pas ce qui se passe réellement, nous risquons de penser que cela ne peut pas changer. »

LIMITER LES TEMPS IMPRODUCTI­FS ET MIEUX LES GÉRER

Certains passent des heures en réunion ou à répondre à des mails. Pourtant, ils ont parfois la sensation, à la fin de la journée, de « n’avoir rien fait ». « Les réunions sont souvent les plus grands moments de non-productivi­té collective, commente Éléonore Mounoud. Il faut repenser leur logique. Ce sont des lieux où l’on doit fabriquer ensemble de l’action, et non pas écouter la messe du grand chef, comme c’est souvent le cas ! » Côté mails, même sensation : quelle perte de temps à en recevoir et à en envoyer ! « Nous avons l’impression que nos échanges virtuels sont illimités, gratuits. En réalité, ils ont un coût colossal ! » s’exclame Angela Minzoni. À la pollution psychologi­que s’ajoute un impact écologique dont nous avons souvent peu conscience. D’immenses quantités d’énergie sont nécessaire­s pour partager et stocker nos données. « Avoir des limites nous attache à la terre, rappelle la chercheuse. Nous devons nous préserver de cette pluie de mails et avoir conscience que nous ne pouvons pas en envoyer tant que nous voulons. »

PENSER PLUS LENTEMENT ET ENSEMBLE

Dans un monde profession­nel tendu et une société en crise, l’incertitud­e règne. De quoi l’avenir sera-t-il fait ? « Notre cerveau a deux façons de faire face à l’inconnu, souligne Angela Minzoni. C’est le “thinking fast and slow1” : penser rapidement et lentement. D’abord, nous avons peur. Puis celle-ci diminue et nous parvenons à être clairvoyan­ts sur ce qu’il convient de faire. » Le problème ? Parfois, nous restons bloqués au premier stade, incapables de faire la part des choses. « Pour que les gens soient en mesure de penser plus lentement en situation de peur, il faut qu’ils soient autonomes, responsabl­es de leurs actions, conscients de leurs impacts », éclaire la chercheuse. L’avenir se pense également mieux à plusieurs. Pour preuve, le collaborat­if gagne du terrain dans les entreprise­s. Pour Angela Minzoni, « coopérer, c’est faire avec : pas faire malgré, ni sans, ni contre, ni pour ». « C’est anticiper et se donner les moyens de construire ses ressources pour l’action future, renchérit Éléonore Mounoud. De quoi avons-nous besoin comme relations, comme modes d’action… ? »

PRÉSERVER LE SENS ET LE QUESTIONNE­MENT

Se regarder avancer : une vigilance essentiell­e pour s’aider à « lever le nez du guidon », peutêtre se redonner un peu de marge de manoeuvre et préserver le sens. « Dans certaines entreprise­s, il est demandé aux gens de ne pas réfléchir, de ne pas remettre en cause l’existant, ni discuter de ce que sera demain ou des conséquenc­es collective­s de leur fonctionne­ment », déplore Éléonore Mounoud. Une forme de « stupidité fonctionne­lle » parfois nécessaire et efficace, « mais qui doit être limitée ». À l’inverse, faire simplexe, c’est se poser une multitude de questions. Les relations sont-elles saines ? Les réunions, utiles ? Ne sommes-nous pas en train de compliquer, de désincarne­r les choses, avec telle procédure, tel logiciel de gestion ? Comment valoriser « le faire » ?… « Plusieurs fois par jour, précise Angela Minzoni, il faut se demander : que sommes-nous en train de faire ? Comment, pourquoi ? Au nom de qui, pour qui, avec qui ? Que doit-on faire ? Que peut-on faire ? Comment convient-il de poursuivre ? » Alors, les directions s’éclairciss­ent. 1. Thinking, Fast and Slow de Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie et psychologu­e, paru en français : Système 1, système 2,

les deux vitesses de la pensée ( Flammarion).

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