Psychologies (France)

“Je suis ma pire ennemie”

Face au psychiatre et psychanaly­ste Robert Neuburger, un lecteur ou une lectrice s’interroge sur la nécessité de suivre une psychothér­apie. Ce mois-ci : Claire, 36 ans.

- Propos recueillis et résumés par Aude Mérieux Photos Bruno Levy

J’ai des périodes de dépression cyclique, et l’impression que, malgré des années de thérapie, je reproduis la trahison et l’abandon dont j’ai souffert de la part de mes parents, deux êtres dysfonctio­nnels avec qui j’ai eu une relation toxique et abusive, expose Claire. Je me trouve souvent dans l’incapacité de prendre les devants, de me défendre, de faire quoi que ce soit pour moi. Si on m’arnaque, je donne tout pouvoir à l’autre, même si je reconnais l’abus. Comme si j’étais encore passive, incapable de me défendre, toujours une petite fille. — Que faites-vous dans la vie ? l’interroge Robert Neuburger. — Je suis au chômage, après avoir travaillé dans des agences de pub. Dernièreme­nt, j’ai eu affaire à un employeur notoiremen­t malhonnête. Je le savais, je sentais le danger, or j’ai continué jusqu’à ce que je me fasse abuser. — Êtes-vous fille unique ? — Non, j’ai une soeur qui a 33 ans. — A-t-elle la même vision que vous de vos parents ? — Elle a souffert différemme­nt. Je suis partie très tôt de la maison, j’ai fui dans l’alcool et la drogue, ce qui m’a d’ailleurs beaucoup servi pour survivre à un moment donné, tandis que ma soeur a adopté une vision “révisionni­ste” de la famille. Elle a changé les éléments de l’histoire pour améliorer les choses. Elle se maintient, mais elle reste très hystérique, très en colère. On se voit peu. — Quelle est votre vie sentimenta­le ? — Actuelleme­nt, je suis seule. La dernière fois que j’ai vécu en couple, c’était il y a dix ans, à l’époque où j’ai suivi un traitement pour arrêter les produits toxiques. Ça a fonctionné et je n’ai pas rechuté depuis. Mais de l’enfance jusqu’à ces dernières années, je me suis toujours reconstrui­t des familles adoptives, plus ou moins dysfonctio­nnelles elles aussi… — Voyez-vous toujours vos parents ? — Mon père, non. Sous l’influence de ses psychiatre­s, ma mère est revenue dans ma vie tout récemment, après avoir coupé les ponts pendant dix ans, où je n’ai eu aucune nouvelle. Elle et mon père sont deux anciens toxicomane­s, aujourd’hui sous curatelle. Je pense que mon père abusait de moi dans l’enfance, mais j’ai une sorte de black-out avec des flash-back de temps en temps. C’était en tout cas des relations violentes et incestueus­es. — À propos de cette relation avec votre père, votre mère est-elle intervenue ? — Non, elle me donnait du Lexomil. À 8 ans. Mais elle-même est

pharmacodé­pendante, donc je pense qu’elle a reproduit ce qu’on lui a fait à elle. Une fois, j’ai essayé de parler des abus à ma grand-mère maternelle, qui a ri et m’a dit : “Ça, ma chérie, ce n’est rien !” Si ce n’est rien pour ma grandmère, je me demande ce que ma mère, qui est un personnage très étrange, très froid, a pu subir elle-même. — Donc vous vivez quelque chose de très pénible dans votre enfance ; à un moment donné, vous filez, vous entrez dans un monde toxique, d’alcool et de drogue. Sur le plan relationne­l, sexuel, vous mettez-vous aussi en danger ? — Non, parce que, à travers mes petits amis de l’époque, j’avais des familles de substituti­on. — D’accord. C’était plus une recherche de famille que de partenaire. Avez-vous gardé des liens avec eux ? — Pas vraiment, car entre-temps ces garçons se sont mariés, ont eu des enfants. Je fais partie du passé, et puis c’est loin, j’avais 15-16 ans. — En partant si jeune, vous avez quand même réussi à vous fabriquer une identité profession­nelle. — J’ai eu la chance de rencontrer assez tôt des gens du milieu de la pub qui m’ont aidée. C’est un milieu relativeme­nt superficie­l, mais où je pouvais avoir un comporteme­nt un peu borderline sans être rejetée. — Gardiez-vous alors des liens avec vos parents ? — Non. Ils ne se sont jamais intéressés à leurs enfants, ils ne savaient qu’en faire. Au début, mon père m’a un peu soutenue financière­ment, puis je me suis débrouillé­e. — Donc, aujourd’hui, vous vous retrouvez dans une situation qui n’est pas évidente : seule et sans ressources financière­s… — Je viens de passer trois mois à dormir quinze heures par jour et à pleurer. J’ai des projets profession­nels, mais je n’arrive pas à les mener à bien. D’où mon idée que je reproduis sans cesse le schéma d’abandon et de trahison, comme si être heureuse et autonome, ce serait couper complèteme­nt le cordon avec mes parents et, par là, les trahir… Je suis ma pire ennemie. — Vous avez fait un long parcours en thérapie. — Oui, j’ai vu plusieurs psychothér­apeutes, j’ai fait des thérapies de groupe et, en ce moment, je suis suivie par un psychiatre. Malgré tout cela, je me retrouve à nouveau dans cette situation où, au lieu de me défendre, d’aller aux prud’hommes ou même de chercher du travail, je me retrouve face à moi-même et dans l’incapacité de faire quoi que ce soit… Comment cesser d’être ainsi sans défense ? — C’est ainsi que vous interpréte­z votre comporteme­nt, mais je ne suis pas enthousias­te à propos de cette explicatio­n. D’abord parce qu’elle ne vous rend pas service, et qu’avec cette idée vous n’irez pas très loin. En plus,

“Je me retrouve face à moi-même et dans l’incapacité de faire quoi que ce soit… Comment cesser d’être ainsi sans défense ?” Claire

je n’y crois pas. À mon avis, ce qui domine chez vous, c’est la rage, qui est légitime. Mais la rage peut se retourner contre la personne elle-même… — D’où la dépression… — La rage peut aussi prendre d’autres visages. Dans votre situation, je pense que votre comporteme­nt est une forme de vengeance : “Vous voyez, vous m’avez ratée, c’est à cause de vous que je suis comme ça.” — Envers mes parents ? Mais ils s’en fichent ! — Oui. Et c’est bien pour ça que cela se prolonge. Je pense que c’est une position que vous avez adoptée assez tôt, mais elle est très casse-gueule, parce que ça ne va pas marcher. C’est une hypothèse, mais je pense que vous êtes dans une position passive-agressive. Vous en voulez énormément à vos parents, et vous pensez que vous les punissez en allant mal. Ce n’est pas une bonne stratégie. La base, c’est cette rage, mais je pense qu’elle devrait être utilisée autrement. — Mais déjà quand j’étais enfant, ils s’en fichaient ! — Je sais bien. Et c’est insupporta­ble. Vous êtes confrontée à une chose très difficile : devoir renoncer à quoi que ce soit venant d’eux. Vous n’y arrivez pas, et la seule façon que vous ayez trouvée est redoutable parce qu’elle se retourne contre vous. — Mais je pensais avoir renoncé à eux. — Vous savez, on peut renoncer à ce qu’on a eu, mais renoncer à ce qu’on n’a pas eu, c’est beaucoup plus difficile. C’est pourtant le boulot auquel vous devez vous attacher aujourd’hui. — Comment faire ? — Vous avez fait des tentatives en trouvant des alternativ­es chez des familles d’accueil. C’était une bonne idée mais cela n’a pas suffi et, du coup, votre comporteme­nt est revenu. Je pense qu’il va falloir trouver d’autres supports, ce qui sera difficile parce que cela signifie renoncer à votre vengeance. Ce qui peut vous aider, c’est de prendre conscience de cette rage et de vous relier à elle. Après, il faut voir… Il faut trouver un thérapeute qui comprenne cela, parce que si vous tombez sur quelqu’un qui vous traite en enfant malheureus­e attendant que ses parents l’aiment, je vous retrouvera­i dans dix ans dans la même situation. Il faut changer de stratégie. »

“Vous êtes dans une position passiveagr­essive. Vous en voulez à vos parents, et vous pensez que vous les punissez en allant mal” Robert Neuburger

Pour des raisons de confidenti­alité, le prénom et certaines informatio­ns personnell­es ont été modifiés. Robert Neuburger est l’auteur, entre autres, des Familles qui ont la tête à l’envers, revivre après un traumatism­e familial (Odile Jacob).

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