Psychologies (France)

“Les coachs en séduction font croire à une crise du masculin”

L’anthropolo­gue Mélanie Gourarier, auteure d’“Alpha mâle” (Seuil), a étudié la “communauté de la séduction” : des hommes qui se réunissent pour réhabilite­r une virilité qu’ils estiment menacée. Anecdotiqu­e ? Pas si sûr.

- Propos recueillis par Laurence Lemoine

Psychologi­es : Comment avez-vous découvert cette communauté ?

M.G. : Par hasard. J’étais d’abord sur un autre terrain de recherche : le speed dating. Un soir que j’observais l’une de ces rencontres, un jeune homme m’interroge sur les raisons de ma présence. Je lui explique que je suis anthropolo­gue et que je travaille sur la rencontre amoureuse. Il me dit alors qu’il est coach en séduction et m’invite à assister à un cours qu’il donne sur le body language. Le samedi suivant, je me rends à sa conférence et j’y découvre une centaine d’hommes armés d’un calepin, écoutant religieuse­ment les conseils qu’il dispense pour renforcer leur prestance masculine. Sans le savoir, j’avais atterri dans la « communauté de la séduction ». À ce moment-là, naïvement, je pensais encore travailler sur les rapports hommes-femmes. Mais en fréquentan­t différents cours et ateliers, je me suis rapidement aperçue que les femmes étaient absentes du dispositif. Et que le vrai sujet, pour ces hommes, était de redéfinir et de réhabilite­r, par l’apprentiss­age – entre eux – d’un certain nombre de compétence­s, dont la séduction, une identité masculine mise à mal, disaient-ils, par la féminisati­on de la société.

Quelle est l’origine de ce mouvement ?

M.G. : Ces communauté­s, qui existent surtout aux États-Unis et en Europe du Nord, sont apparues à la fin des années 1990 en Californie, berceau du développem­ent personnel [DP]. Ross Jeffries, acteur raté tel qu’il se définit lui-même, décide alors de réunir des hommes pour discuter de la condition masculine. Il considère qu’il faut libérer une parole étouffée dans une société devenue « postégalit­aire », où non seulement l’égalité entre hommes et femmes serait acquise, mais où le rapport de domination se serait inversé au profit des femmes, engendrant une « crise de la masculinit­é » (on retrouve ce discours chez des idéologues comme Éric Zemmour ou Alain Soral). Jeffries, formé à la programmat­ion neurolingu­istique, entreprend d’adapter les techniques du DP à la question de la séduction pour aider les hommes à « reprendre leur place ». À sa suite, un autre personnage, Mystery, enjoint ceux de la communauté à sortir des salles de cours pour expériment­er, sur le field (« le terrain »), les techniques apprises en séminaire. Il s’agit alors pour eux d’aborder des « cibles » – les femmes, appelées aussi hot babes (« filles chaudes ») – et de déployer un arsenal

de compétence­s, destinées non pas à gagner leur coeur, mais à les faire progresser, eux, dans la reconquête d’une masculinit­é idéalisée. Plus tard, Internet contribuer­a à relier les groupes entre eux à travers forums, blogs et plateforme­s d’échange. D’où leur rayonnemen­t. En quoi ce phénomène, qui paraît marginal, imprègnet-il notre culture et les relations hommes-femmes ?

M.G. : Pour moi, ce qui se passe dans la « communauté » n’est absolument pas anecdotiqu­e. Bien sûr, ces groupes sont circonscri­ts et font apparaître le discours contempora­in sur la condition masculine de manière caricatura­le. Mais la croyance en une « crise du masculin » due à la « féminisati­on de la société » se répand. Or, non seulement les femmes n’ont pas pris le pouvoir, mais l’égalité est loin d’être acquise. Ce que j’ai voulu montrer, c’est que le discours sur la crise du masculin – ou tout du moins sur une masculinit­é menacée – a toujours existé. Et qu’il resurgit chaque fois qu’il s’agit de penser la transforma­tion de la société, dans une tentative de préserver la domination masculine, en enfermant le masculin dans des normes que l’on voudrait universell­es et immuables.

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