Psychologies (France)

Éloge du risque d’Anne Dufourmant­elle

Elle avait le sens du titre, comme celui-ci, tiré de son “Éloge du risque” (Payot). Le souffle poétique de son écriture venait nous chercher dans les strates profondes de notre désir de vivre. Anne Dufourmant­elle, philosophe et psychanaly­ste tragiqueme­nt

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“On vit dans la peur sans le savoir, on est environné par elle comme par une présence fantomatiq­ue, une apparition. La peur nous inquiète et nous sidère, et pourtant… Pourquoi ne pas en risquer l’amitié comme on approche, de nuit, certains grands animaux ? En

allant d’abord, et de nuit, à sa rencontre […]. Nos peurs sont le visage de notre émerveille­ment futur, le commenceme­nt de toute création. Prendre le risque d’être dans la peur pour y entrer enfin, et s’y dissoudre, plonger dans la rivière, en apnée, toucher ces galets clairs et les ramener en surface, où ils n’auront plus le même éclat ni mystère, les observer de très près, les effleurer. D’où viens-tu ? Quel est ton nom ? Que me veux-tu ? “Mon coeur, dit-elle, est démembré. Je suis un enfant terrorisé, en morceaux. Je ne prends ni l’avion ni le train, je ne dors pas, je ne nage pas en eau profonde, je ne me mêle pas à la foule. Je suis en sursis. Je suis dans une peur somnambule qui verrouille mes mouvements, empêche mon désir, asphyxie ma vie. J’ai peur de vous aussi, et de perdre mon temps ici, d’attendre déraisonna­blement, que quelque chose arrive… – Vous avez peur… là, maintenant ? Je la regarde attentivem­ent d’un regard soudé au corps, comme le pêcheur lorsque la mouche lancée par la ligne très doucement se pose sur le fil de l’eau. – Oui, je voudrais m’enfuir, n’être jamais venue. Le silence se propage longtemps, un feu clair qui apaise, et peu à peu je la sens qui respire autrement.

– Et si vous aimiez votre peur… C’est à peine une question que j’ai risquée. […] Cette peur que vous abritez en vous est peut- être, qui sait, votre seul refuge, ou peut- être avez-vous cru cela depuis si longtemps qu’il est difficile maintenant d’en faire le deuil. Il est douloureux de renoncer au renoncemen­t car dès cet instant vous réalisez que le mal est fait, et avec lui le temps perdu et l’aveuglemen­t et l’alibi et la pauvreté des faux- semblants. Le sang qui revient dans les membres menacés de gelure provoque une douleur terrible qui fait regretter l’anesthésie mortelle du froid, on voudrait n’avoir pas eu à se réveiller. Accueillir la peur, c’est accueillir aussi la possibilit­é de la joie, l’effraction de l’altérité, de l’inconnu, du vivant, c’est quitter le renoncemen­t et ça c’est terrible. La peur vous en protège. […] Je vous dis seulement, cette peur est la même que votre désir, la même, vous avez raison de l’aimer parce que là où elle est, est aussi votre désir.”

Ce qui apparaît dans nos peurs sont les morceaux épars d’un puzzle, il contient en puissance ce qui nous a hanté, déçu, ce qui nous a fait rêver, trébucher, ce qui a constitué en filigrane un monde possible pour nous. Alors prendre le risque de nos peurs, c’est peutêtre simplement en apprivoise­r la voix nue et, comme les enfants avec le noir menaçant qui environne le sommeil, se raconter des histoires sachant que pour chaque effroi il y a un microsorti­lège, un talisman fugitif aussi limpide qu’une cantate de Bach. »

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