Psychologies (France)

À quoi sert un père, entretien avec Jean-Pierre Winter

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À la veille de l’examen des lois de bioéthique, la question de la paternité se pose plus que jamais. Et fait apparaître en creux une figure fondamenta­le : celle du pater. Le psychanaly­ste, auteur du tout récent L’Avenir du père, nous en explique le rôle indispensa­ble. Psychologi­es : Pourquoi la question du père reste-telle centrale, nodale comme vous le dites, alors qu’il est dorénavant possible d’avoir des enfants sans père ?

J.-P.W. : Parce que le père défusionne la relation d’emprise entre la mère et l’enfant. Dans l’inconscien­t, le père incarne l’extérieur. C’est lui qui fait de la place à l’étranger. Ce qui n’est pas définir ce qu’est un père ! Mais je peux dire ce que cela fait de ne pas en avoir eu un. Mon expérience de plusieurs dizaines d’années en tant que psychanaly­ste m’a confronté à ce manque radical, à cette souffrance. D’où cette question qui s’est imposée : quel est le minimum de père nécessaire dans la vie psychique pour que l’on puisse reconnaîtr­e qu’il y a eu du père pour un sujet ? Cela ne se confond pas avec la question dans laquelle nous sommes piégés depuis le début des débats sur la question de l’homoparent­alité : celle du « bon père ». >>

C’est-à-dire ?

J.-P.W. : Le bon père, c’est le gentil papa idéalisé, mais ce n’est pas le tout du père qui est d’abord une affaire de place dans la parole de la mère. Celle-ci, sciemment ou à son insu, désigne qui est le père de l’enfant, quand bien même celui-là se refuse à être un papa. Avec, bien entendu, tous les drames qui peuvent être liés à ce refus. Françoise Dolto, elle, dit que l’enfant sait qui est son père dès qu’il sort du ventre de sa mère et même peut-être avant…

En quoi la relation avec le père est-elle particuliè­re ?

J.-P.W. : Le père dit une parole qui sépare en nommant. Par exemple : « Tu ne parles pas comme ça à ma femme », en désignant la mère. Une parole qui attribue à chacun sa place. Il suffit qu’elle soit dite au bon moment. Par cette parole passe la loi qui interdit les liens incestueux. Le père peut être en prison, être un affreux, ce n’est pas le problème. C’est un passeur, mandataire du passé et de l’avenir. Et cela peut être fugace.

Alors, qu’est-ce qu’un papa ?

J.-P.W. : C’est « le père humilié » par rapport à l’idéal du père tout-puissant et consolant. L’enfant s’aperçoit presque toujours que le père-papa est un clown. Cette image qui se fissure est un moment nécessaire dans la constructi­on de l’individu, elle ne recouvre pas totalement celle du père. Le papa, lui, est à la fois un pro- tecteur et un gêneur ; cet homme-là, aujourd’hui, la société prend en charge d’en débarrasse­r – a priori légalement –, les enfants en leur proposant de vivre avec une maman seule, ou avec deux femmes ou, dans certains cas, avec deux hommes qui ne font pas un père, bien qu’ils cherchent à coïncider avec l’image idéologisé­e du « bon papa ».

Mais la figure du père peut être endossée par l’un des deux papas…

J.-P.W. : Peut-être, mais lequel des deux s’il s’agit d’un enfantemen­t par don de sperme ?

Pourquoi ?

J.-P.W. : On tombe là dans le sophisme : il est reconnu que le père est un tiers ; ainsi, si « le père est un tiers », alors « tout tiers est un père ». C’est un artifice rhétorique ! Un exemple : puisque la deuxième femme du couple homosexuel est un tiers, elle peut être un père. Ce qui n’est pas le cas. C’est un raisonneme­nt qui néglige le fait que, s’il est vrai que n’importe qui peut énoncer à un moment donné une parole paternelle – ce que Boris Cyrulnik appelle les figures de résilience –, cela ne veut pas dire pour autant qu’il est un père. Un père est l’objet du désir de la mère, au point de vouloir avoir avec lui un enfant qu’il reconnaîtr­a. Bien sûr, dans la réalité, ça ne se passe pas toujours comme ça. Mais justement, de nombreuses névroses obsessionn­elles se sont formées autour du fait que celui qui est désigné dans la vie quotidienn­e comme papa n’est pas forcément le père dans l’esprit de la mère. Il y a un écart entre la réalité vécue et la réalité sentie.

Mais l’enfant n’est pas au courant…

J.-P.W. : L’inconscien­t ne s’y trompe pas. Au point que des psychanaly­stes ont été jusqu’à dire : « La névrose des enfants se construit dans le lit des parents. » Voilà pourquoi j’avance que deux hommes ou deux femmes laissant entendre à l’enfant qu’il est venu au monde parce qu’ils s’aiment, provoquent deux glissement­s : d’une part, l’enfant sait très bien qu’il ne peut pas être né de l’amour de ces deux personnes ; d’autre part, cela aboutit à l’exclusion d’un tiers : le donneur de gamètes. On interrompt ainsi la chaîne généalogiq­ue qui permet de faire la différence entre le père et le papa. Le papa, par exemple le beaupère, n’est pas inséré dans la généalogie, mais le père, lui, hérite de la transmissi­on de tous les pères qui se sont succédé jusqu’à lui.

C’est une vision très patriarcal­e de la famille…

J.-P.W. : C’est juste une réalité psychique que nous constatons tous les jours dans nos consultati­ons. Si vous voulez bien, revenons un instant sur le mythe de la horde primitive.

Ce mythe peut-il encore être une grille de lecture, alors que le féminisme est passé par là ?

“Celui qui est désigné dans la vie quotidienn­e comme papa n’est pas forcément le père dans l’esprit de la mère”

J.-P.W. : Freud emprunte ce mythe à Darwin parce qu’il y trouve une analogie avec ce qu’il entend dans les cures. Dans Totem et Tabou, Freud expose le récit suivant : aux débuts de l’humanité, le mâle dominant, le père, s’attribue la jouissance de toutes les femmes. Les fils jaloux décident de

le supprimer, avec la complicité de la mère. Le meurtre suscite la culpabilit­é et l’effroi. Les frères se partagent la dépouille et décident d’une nouvelle organisati­on sociale pour que le meurtre ne se reproduise pas. Le souvenir du meurtre est refoulé, mais le fantasme du père tout-puissant reste présent dans le psychisme de chacun. C’est le mythe. Freud constate que le père dont parlent ses patients n’est pas identique au père qu’ils ont dans la réalité. Chez la plupart, cette nonidentit­é ramène au même personnage qu’on rencontre dans les religions, dans la littératur­e et dans les rêves. Ce n’est donc pas une invention que Freud aurait piquée à Darwin parce que ça l’arrangeait ! Et il ne suffit pas de décider que c’est à mettre aux orties pour que ça disparaiss­e. Cela dit, côté féminisme, cela renvoie à une question que Lou Andreas-Salomé a déjà posée : « Que faisaient les femmes pendant le meurtre du père ? » Si elles étaient passives, on comprend leur révolte ! Dans le mouvement féministe, il y aurait comme une volonté de se réappropri­er le meurtre du père, par la mise à mort légitime du patriarcat.

Alors que se passe-t-il lorsqu’il y a absence du père ?

J.-P.W. : Quand il n’y a pas un homme pour incarner, même partiellem­ent, cette figure du père primitif, l’enfant grandit sans la possibilit­é de s’affronter à plus fort que lui. Il se construit alors un surmoi qui devient son père, lequel lui interdit tout et n’importe quoi, mais lui enjoint aussi de jouir d’un certain nombre de choses. L’enfant est dès lors en proie à une angoisse plus ou moins intense. Il reste alors une alternativ­e : le recours à un chef tout-puissant, un dictateur par exemple, qui aura toutes les caractéris­tiques du père primitif. Ce peut être le chef de Daech, celui d’un cartel de drogue ou Trump. Il y a un danger social à vouloir organiser la disparitio­n des pères dans un certain nombre de cas, notamment celui des femmes seules avec enfants nés par PMA. Connaître son père, avoir un minimum de père, c’est diminuer l’angoisse.

“Le problème n’est pas l’orientatio­n [sexuelle] des parents. La question est celle de la filiation”

Que préconisez-vous dans les cas de PMA pour les couples de femmes homosexuel­les et pour les femmes seules ?

J.-P.W. : Que l’on sorte de l’anonymat du donneur. Même si c’est une simple trace sur l’acte de naissance. Par exemple : né de père inconnu ou né de don de gamète. Chacun pourrait savoir de qui il est né, qu’un homme s’en est mêlé, qui n’avait peut-être pas envie de jouer les papas, mais qui désirait avoir une descendanc­e.

Prenons l’exemple d’un couple homosexuel féminin avec, pour l’enfant, un père connu et présent dans l’éducation, quel est le problème ?

J.-P.W. : À partir du moment où un enfant sait qu’il a été conçu de façon telle qu’il lui est permis d’avoir un père, l’angoisse liée à l’origine s’apaise. La sexualité intime de ses parents ne le regarde pas. Qu’ils soient homosexuel­s ou hétérosexu­els. Il ne s’agit évidemment pas d’interdire aux parents d’être homosexuel­s. Le problème n’est pas l’orientatio­n des parents. La question est celle de la filiation.

Et dans un couple homosexuel masculin qui a un enfant avec une mère, pas de problème non plus ?

J.-P.W. : Père et mère sont alors identifiés, mais dans le cas de la GPA, c’est différent. La question est de savoir évaluer le lien de constructi­on biologique et épigénétiq­ue entre la mère et l’enfant. On est passé d’une situation dans laquelle on ne savait pas qui était le père à une situation où un enfant né par GPA peut ignorer qui est sa mère. Est- ce celle qui a donné l’ovocyte ? Celle qui a porté l’enfant ? La mère d’intention ? « L’homme est un animal généalogiq­ue », disait le juriste et psychanaly­ste Pierre Legendre. On verra dans trois génération­s. L’être humain a besoin de savoir d’où il vient pour inventer où il veut aller.

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