Femmes : le combat continue
« Gagner en liberté », c’est aussi apporter un éclairage particulier sur la condition des femmes. Trois essayistes décrivent les obstacles qui se dressent encore devant elles, nécessitant leur engagement et celui des hommes à leurs côtés, au bénéfice des deux sexes.
Yvette Roudy, 89 ans aujourd’hui, fut la première à occuper un poste de ministre aux Droits des femmes. Dans son introduction à la réédition de La Femme mystifiée (Belfond, à paraître le 7 mars), de la féministe américaine Betty Friedan, dont elle fut la traductrice, elle écrit : « Les nouvelles générations ont tendance à croire que désormais tout est acquis. Or il n’en est rien. Les événements récents liés au droit de disposer de son corps – l’affaire Weinstein notamment […] – nous montrent que l’on peut trouver en France une centaine de femmes connues pour signer un texte soutenant le patriarcat. » C’est la fameuse « tribune Deneuve » défendant une « liberté d’importuner », parue dans Le Monde le 9 janvier 2018 et signée par une centaine de femmes, dont Catherine Deneuve, Catherine Millet, Brigitte Lahaie, Peggy Sastre… « En vérité », poursuit celle qui a promulgué six lois en faveur de l’égalité femmes-hommes, dont la loi sur la parité professionnelle en 1983, « si toutes les femmes étaient féministes, il y a bien longtemps que nous aurions conquis une forme de totale indépendance ». Ces derniers mois, la littérature féministe nous a offert des ouvrages passionnants. Parmi eux, Sorcières de Mona Chollet (Zones), auquel les lecteurs de Psychologies ont attribué le prix de l’essai qui aide à mieux vivre (lire p. 38), mais aussi trois essais fort stimulants : Le Corps des femmes, la bataille de l’intime de Camille FroidevauxMetterie, Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein de Laure Murat et On ne naît pas soumise, on le devient de Manon Garcia. Nous leur avons demandé quels étaient, selon elles, les combats à mener pour gagner en liberté.
Camille Froidevaux-Metterie Chercheuse et professeure de sciences politiques, philosophe féministe
« Dans les années 1970, la conquête des droits à la contraception et à l’avortement a permis aux femmes de s’affranchir de l’injonction à la maternité. Cette révolution procréatrice a entraîné une profonde reconfiguration de notre monde commun : la sphère sociale et professionnelle s’est massivement féminisée. Mais, pour pouvoir devenir des hommes comme les autres, les femmes ont dû faire comme si elles n’avaient plus de corps, la maternité ne devant pas constituer un obstacle à leur implication dans le monde du travail. Aujourd’hui, il s’agit pour elles de réinvestir les dimensions corporelles de leur existence pour penser les spécificités associées au corps féminin par-delà les injonctions et les stéréotypes de genre. Ce que j’observe, c’est qu’après avoir longtemps occulté, voire déconsidéré la corporéité, les féministes la réinvestissent aujourd’hui jusque dans ses dimensions les plus intimes. Nous sommes en train de vivre le “tournant génital” du féminisme, une bataille qui vise à conquérir, dans le champ de l’intimité sexuelle, la liberté et l’égalité revendiquées dans les autres domaines. Elle est menée par une nouvelle génération de féministes qui, à partir des réseaux sociaux, développent des luttes très spécifiques sur des thèmes liés à la génitalité : débats autour des règles et de la contraception, dénonciation des violences gynécologiques et obstétricales, “découverte” et exploration des organes féminins, blogs, podcasts, sites consacrés à la sexualité féminine et, bien sûr, révolte contre les violences sexuelles. Le mouvement #MeToo a montré que, par-delà leur émancipation sociale, les femmes demeuraient des êtres “à disposition” dans la sphère privée. Il s’agit donc de relancer et d’approfondir la dynamique initiée dans les années 1970 : pour tous les sujets engageant leur corps, les femmes veulent s’affranchir des anciens diktats et ouvrir le champ des possibles. Elles peuvent faire des enfants ou ne pas désirer en avoir, supprimer leurs règles ou les vivre de manière plus incarnée (cup menstruelle, flux instinctif libre), choisir les modalités et la temporalité de leur sexualité, s’approprier et jouer avec les représentations de la féminité… Auparavant honteux parce qu’intimes ou synonymes d’aliénation, ces sujets corporels sont réinvestis comme des vecteurs possibles de liberté et d’épanouissement. Tout cela va toutefois de pair avec des injonctions inouïes portées pas l’industrie de la beauté et la pornographie. C’est ce paradoxe d’une liberté sous fortes contraintes qu’il faut affronter et réfléchir pour aider les femmes à développer un rapport à la fois bienveillant et assumé à leurs corps. Réduites pendant des siècles à leurs corps sexuels et procréateurs, elles en sont désormais maîtresses et peuvent réclamer d’en vivre librement toutes les dimensions. » Auteure du Corps des femmes, la bataille de l’intime (Philosophie magazine éditeur).
“Se réapproprier son corps”