Psychologies (France)

L’AVENTURE INTÉRIEURE

« Je suis accompagna­nte sensuelle et sexuelle »

- Illustrati­on Élodie Bouedec

J’ai grandi dans une famille où on ne parlait pas de soi, ni de son corps, ni de rien d’intime. J’étais timide, introverti­e, mal à l’aise avec les autres… À l’adolescenc­e, mon corps n’a pas éclos : pas de seins, pas de fesses, pas de féminité. Je me suis désintéres­sée de cette affaire-là, des relations avec les garçons, de la séduction. J’étais désincarné­e. Je me sentais hors du monde, différente, “à côté”, ailleurs… J’ai plongé à corps perdu dans le théâtre et la littératur­e, je crois qu’à cette époque les mots et les rêveries m’ont sauvé la vie.

Heureuseme­nt, j’ai rencontré un homme magnifique, sportif de haut niveau, très très incarné. Avec lui, j’ai découvert ce qu’est l’amour intense, entier, le partage complice des corps et des coeurs, et la sexualité joyeuse, tranquille, apaisée. On a eu envie de faire un enfant. La grossesse a été pour moi une révélation ! Mes seins et mes fesses ont poussé, mes hanches ont pris leur place et j’ai senti que j’étais un corps, un mammifère, un être extrêmemen­t vivant. J’ai éclos, enfin : en accouchant de mon

fils, j’ai aussi accouché de la femme que je suis. Incarnée, sensuelle, affirmée, désirante. J’étais heureuse, assoiffée de terres inconnues : très vite, j’ai eu le désir puissant, impératif, d’explorer ce monde sensuel et sexuel à l’écart duquel je m’étais tenue si longtemps. Mon compagnon n’a pas suivi ; j’ai respecté ses choix et, le coeur déchiré, je l’ai quitté. Par amour, pour respecter mes choix à moi.

Les mois suivants, j’ai découvert avec délice, stupeur, gourmandis­e, l’univers libertin, le monde des jeux sexuels, libres et consentis. Je ne savais pas que ça existait ! Ça m’a émerveillé­e. C’est tellement bon d’être désirée et de désirer ! J’ai expériment­é en exultant ce que j’avais pressenti en devenant mère : le corps est un territoire infini, et la sexualité un espace extraordin­aire, vivant, réparateur, qui répond absolument à mes aspiration­s et à mon désir de liberté. J’étais tellement ébahie d’avoir accès à cette partie de moi que j’avais ignorée si longtemps que je pensais souvent à tous ceux qui n’avaient pas cette chance. Ceux qui, comme mon fils, étaient nés avec le cordon autour du cou, mais s’en étaient moins bien sortis. Ceux que leur corps ou leur esprit entravé privait de cette découverte qui m’avait, à moi, donné naissance. Un jour, j’ai lu un article sur Corps solidaires, une associatio­n suisse qui forme des assistants sensuels et sexuels, et se charge de les mettre en relation avec les personnes handicapée­s qui en font la demande. J’ai senti tout de suite que c’était ça que je devais faire. Que je voulais faire.

Je me suis engagée dans cette formation en octobre 2013. Dès le premier week- end, j’étais comme un poisson dans l’eau,

accordée aux autres participan­ts qui, comme moi, naviguaien­t dans la sexualité avec enthousias­me et curiosité. Enfin, je pouvais échanger sans sentir le poids du jugement moral si pesant quand je racontais à mes amies que, pendant qu’elles s’adonnaient à leurs passions du jardinage ou de la pâtisserie, moi je “sexais” avec délice. Enfin, je pouvais dire avec tranquilli­té et liberté à quel point le sexe est mon espace créatif, et combien j’ai envie de le partager… Je me suis formée, un week-end après l’autre, pendant un an et demi. J’ai reçu l’enseigneme­nt d’universita­ires et de soignants, mais aussi de personnes handicapée­s et de travailleu­rs du sexe. J’ai appris à poser un cadre à mes futurs échanges. À mener un entretien préalable avec les bénéficiai­res. À établir avec eux la bonne distance, qui permet le respect et l’intimité. À éviter un trop grand attachemen­t, notamment en parlant clairement du prix de la séance (aux alentours de cent cinquante euros). J’ai appris aussi à me familiaris­er avec les pathologie­s, à accompagne­r un corps qui s’extrait d’un fauteuil roulant ; à accueillir avec bienveilla­nce les bavements et les tremblemen­ts, les inquiétude­s et les “maladresse­s” ; à définir et poser mes propres limites. Un jour, je me suis sentie prête et j’ai répondu à une petite annonce : un jeune homme de 25 ans, paraplégiq­ue depuis sa naissance, qui n’avait jamais fait l’amour.

J’ai respecté la procédure qu’on m’avait enseignée, et nous nous sommes rencontrés. J’ai trouvé ça facile et tendre, joyeux. Quand on s’est quittés, il était tellement heureux d’avoir enfin ouvert cette porte de son existence que moi aussi j’étais éperdument heureuse. C’était si simple, si évident pour moi de lui donner accès à cette chose merveilleu­se qui m’avait ouverte à la vie, moi aussi ! Voilà comment, en 2015, je suis devenue accompagna­nte

sensuelle et sexuelle. Petit à petit, j’ai réaménagé ma vie : je travaille désormais à mi-temps dans mon métier salarié. Et l’autre moitié de ma vie profession­nelle, je suis au service de mes bénéficiai­res, en contact avec l’associatio­n suisse qui m’a formée, pour laquelle je suis aussi devenue formatrice et qui, depuis la Suisse, a le droit de me mettre en relation avec eux. En France, c’est illégal. La loi m’autorise à vendre mes services, mais interdit à quiconque de les acheter, ou de me mettre en contact avec qui voudrait les acheter. Ici, légalement, les personnes handicapée­s n’ont pas d’accès à la sexualité. Moi, je reçois des appels de parents désespérés qui cherchent une solution pour leur enfant devenu adulte ; mais aussi de psys, de sexologues, de soignants, qui voient bien que leurs patients ont besoin d’être aidés dans ce domaine. Et puis d’hommes ou de femmes ( je ne reçois pas les femmes, mais je peux les diriger vers un ou une collègue) dont le corps est en déshérence, pour une raison ou une autre : parce qu’ils vivent avec un handicap déclaré, ou bien avec un corps mutilé, déformé par une maladie, une opération ; mais aussi parce qu’ils sont isolés par un traumatism­e ou une situation sociale particuliè­re… Dans les institutio­ns qui accueillen­t les personnes handicapée­s, tout ce qu’on propose en matière de sexualité, ce sont des ateliers VAS, pour “vie affective et sexuelle” : des groupes de parole dans lesquels les participan­ts peuvent parler de leurs pulsions et de leurs désirs avant de retourner bien sagement dans leur chambre pour se débrouille­r tout seuls avec ça. Pour moi, c’est d’une cruauté sans nom…

Pourtant, les corps réclament, désirent, ont besoin. L’acte sexuel en lui- même n’est qu’une infime partie de mon travail.

Je rencontre des hommes qui, comme je l’ai été pendant longtemps moi-même, sont hors du monde, différents, “à côté”, ailleurs… Ils aspirent d’abord à regarder et à être regardés avec désir, à être entendus dans leurs inquiétude­s et leur inexpérien­ce, puis à ce qu’on reçoive avec sensualité leur propre sensualité ; qu’on les aide à y accéder, même. Je les comprends. Je sais de quoi il est question : j’ai été comme eux. Et je me reconnais en eux. Je trouve terrible et injuste que nous devions faire tout ça en catimini, en risquant les uns et les autres des sanctions pénales. Et je trouve honteux de devoir témoigner anonymemen­t de ce métier qui me rend utile, humaine, heureuse et dont je n’ai pas honte. Bien au contraire. »

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